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samedi 4 juin 2016

"A Béthanie" d'après l'écrivain Didier Decoin


Marthe, Marie et Lazare habitaient Béthanie, bourgade à quelques kilomètres à l'est de Jérusalem, sur la route de Jéricho. 
Marthe, Marie et Lazare coulaient des jours sans histoires dans un paysage de maisonnettes entre ocre et blanc surmontées de terrasses qu'ombrageaient des frissons de palmes, où ça sentait bon le parfum des lauriers et du jasmin, où des enfants piaillaient en jouant dans la poussière rouge, où il y avait des ânes, des poules, du linge qui séchait et des figues. 

Marthe, Marie et Lazare: une fratrie. 
La petite Marie nous pose problème : d'aucuns croient voir en elle Marie-Madeleine, la troublante pécheresse pardonnée par Jésus "parce qu'elle a beaucoup aimé", celle aussi à qui, dans l'éblouissante lumière du matin de Pâques, le Christ allait confier la mission bouleversante (elle en fut d'ailleurs bouleversée, la petite !) d'aller annoncer sa Résurrection aux disciples qui s'étaient cachés, de peur de subir le même sort que leur Maître. 

D'autres, notamment l'Église d'Orient et la plupart des exégètes protestants, pensent que la sœur de Marthe et Lazare était une autre Marie, tout effacée, toute simple et toute pure, douce et suave. 

Pour sa sœur Marthe, on n'a pas de doute : c'était le genre maîtresse femme ayant son franc-parler, régentant la maison de la cave au grenier, prompte à mettre les poings sur ses hanches et à fulminer parce que son chevreau allait être trop cuit et ses galettes brûlées. 

De passage à Béthanie, c'est chez Marthe, Marie et Lazare que Jésus choisit de s'arrêter pour se restaurer. 


Béthanie en 1900

On connaît la saynète, une des plus délicieuses des Évangiles : tandis que Marthe s'agite pour préparer le repas, Marie papote avec Jésus. De quoi parlent-ils, tous les deux ? De Dieu. Et Marthe, ça l'énerve. Oh ! ce n'est pas que la brave Marthe désapprouve un tel sujet de conversation, mais enfin, est-ce bien le moment de faire de la théologie alors qu'il y a la table à dresser, les légumes à éplucher, les volailles à plumer, les poissons à écailler, les pains à mettre au four et le vin à tirer ? 
Car le repas que mijotait Marthe devait être du genre banquet, Jésus s'étant probablement invité avec ses douze disciples. Et Marthe d'interrompre Jésus et de le prier de bien vouloir dire à la petite Marie de venir prêter main-forte à sa grande sœur. 

Et Lazare, dans tout ça ? Il fait vaguement de la figuration. Entre l'ingénue et le dragon, Lazare semble avoir été un frère effacé, mais très aimé et tendrement couvé par ses deux sœurs. Peut-être ce garçon était-il un rien souffreteux ? La preuve: peu de temps après le festin de Béthanie, on vient avertir Jésus que Lazare ne va pas bien du tout: "Seigneur, celui que tu aimes est malade". 

Cette expression "celui que tu aimes" ne pèse pas rien ! Car on admettra qu'elle sousentend une relation affective particulièrement intense de Jésus pour Lazare. Nous ne savons presque rien de sa vie, de ses œuvres, de ses mérites, mais Jésus aimait Lazare l'effacé, Lazare le discret. Ce secret bonhomme devait être aussi un sacré bonhomme pour pouvoir se prévaloir ainsi de l'amitié du Fils de Dieu. 
Cela me suffit et, surtout, cela me rassure. Car j'entends souvent marmonner que les saints appartiendraient à une espèce désormais disparue et que notre époque, en matière de sainteté, serait celle des vaches maigres. Heureusement, il y a cet excellent Lazare pour nous rappeler que certains saints peuvent apparaître à nos sens endormis comme incolores, inodores et sans saveur. Qu’ils peuvent, en somme, nous passer sous le nez. Et voilà pourquoi je me plais parfois, dans le grand hall de la gare Saint Lazare (justement !) à imaginer qu'au milieu de cette foule grise, je bouscule quelques saints sans le savoir. Quelques saints qui, eux aussi, sentent le chien mouillé et le tabac froid, et qui, comme tout le monde, comptent leur monnaie pour acheter leur journal. 

Or donc, après avoir longuement tergiversé, Jésus consent enfin à se rendre au chevet de son cher ami Lazare. Bien entendu, Marthe ne manque pas l'occasion de trépigner (elle me plaît beaucoup, moi, cette Marthe qui "engueule" Dieu): si Jésus s'était un peu remué, dit-elle, s'il était venu dès qu'on l'a prévenu que Lazare filait un mauvais coton, Lazare ne serait pas mort. 

Car Lazare est mort et bien mort: badigeonné d'huiles et d'aromates, tout entortillé de bandelettes et mis au tombeau comme on met un pain au four. 

Alors, il se passe quelque chose d'extraordinaire: Jésus pleure. Et ce n'est pas un petit chagrin de convention: pour qualifier ces larmes du Christ, le texte emploie un mot réservé à la description des torrents gonflés jusqu'à la fureur par les pluies de printemps. 

Pourquoi Jésus pleure-t-il ainsi ? Lazare mérite-t-il donc un pareil déluge lacrymal ? Et d'ailleurs, pourquoi Jésus pleurerait-il sur Lazare mort puisqu'il sait qu'il va ressusciter ? 

Si ce n'est pas sur Lazare que pleure Jésus, alors sur qui ? Ou plutôt, sur quoi ? Une hypothèse est que le Christ est navré par les ravages de la mort. Car décidément non, le fils du charpentier n'aime pas la mort. Les quatre Évangiles contiennent, comme un fil rouge en filigrane, la constante de l'aversion, de la détestation de Dieu pour la mort. J'aime que Dieu n'aime pas la mort. Qu'il la trouve hideuse, hors-la-loi de son amour. J'y vois l'évidence qu'il la vaincra, qu'il l'a déjà vaincue. 

Une autre hypothèse, bien exaltante elle aussi, est que Jésus pleure parce qu'il ne peut pas faire autrement que ressusciter Lazare; ce faisant, il va certes conforter la foi de toute une foule de témoins, mais il va arracher son ami, celui qu'il aime, à ce monde de joie sans fin où l'avait propulsé le passage de la vie à ce qu'on appelle la mort. J'en retire la certitude que l'Au-delà est si beau que Jésus se désole à la pensée d'en priver (provisoirement) Lazare. 

J'ai depuis fort longtemps, sur mon bureau, une petite image montrant une porte ouverte avec ces simples mots de Jésus appelant son ami: "Lazare, viens à la lumière !" Je me demande si l'image ne se trompe pas. Si les mots justes n'auraient pas dû être plutôt: "Lazare, mon vieux Lazare, pardon de t'arracher à la lumière du Ciel, mais, pour l'édification des mécréants, je dois te ramener à la nuit de la Terre." 

Après sa résurrection, Lazare continua d'être l'homme discret, le "taiseux", comme on dit en Normandie, qu'il avait toujours été. C'est bien dommage, évidemment, mais ce n'est pas sur lui que nous pouvons compter pour savoir comment c'est "là-haut". Pourtant, cette résurrection avait attiré un monde fou à Béthanie. Comment Lazare réussit-il à tenir sa langue, à échapper aux paparazzi de l'époque, à se dérober à l'incontournable discours sur l'agora (l'équivalent antique de nos conférences de presse), alors qu'une foule en délire s'agrippait probablement à lui comme nos groupies hystériques après une rock star ? Car enfin, le premier homme qui revient de la mort, voilà quelque chose d'épicé ! D'aucuns veulent justifier le silence lazaréen par la menace de mort que les grands prêtres s'empressèrent de faire peser sur lui – mais cela ne tient pas: si quelqu'un n'avait décidément plus peur de la mort, c'était bien Lazare! 

Alors quoi ? Une amnésie salutaire ? Peut-être. Mais je préfère imaginer que Jésus, en embrassant son ami à sa sortie du tombeau, en l'aidant à se désemberlificoter de ses bandelettes, lui aura chuchoté: "S'il te plaît, Lazare, surtout ne leur raconte rien: c'est tellement beau, chez mon Père, laissons-leur la surprise, d'accord ?" Et Lazare a joué le jeu. Ah ! Elle coûte cher à notre curiosité, l'amitié de Lazare de Béthanie et de Jésus de Nazareth ! 

d'après Didier Decoin

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