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Notre fraternité est composée de 25 personnes : 18 laïcs et 4 prêtres, Trinitaires de Béthanie ou membres associés et 3 Religieuses Trinitaires de Valence. Fondée en 2010, les membres de la fraternité ont vocation à assurer une présence priante et aimante là où ils vivent. La fraternité est aujourd'hui présente dans le diocèse d'Angoulême et en Champagne/Ardennes.

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mardi 28 novembre 2017

ECRIRE L'IMPACT DE DIEU, une conférence de Corina Combet-Galland, organisée par l'Eglise protestante unie de France et les "Déambulations Mystiques"

Quand l'apôtre Paul écrit le Dieu qui blesse et qui bénit. Parcours à travers des fragments de ses lettres.








Écrire l’impact de Dieu 

À travers des fragments de lettres de l’apôtre Paul, l’écriture du Dieu qui blesse et qui bénit 

L’apôtre Paul, à travers ses épîtres, n’est pas le personnage du christianisme ancien le plus apprécié des lecteurs actuels, qu’ils appartiennent ou non à une paroisse. On en a retenu quelques caricatures, on a pu se bloquer en particulier sur son exhortation aux femmes à être soumises à leur mari. J’ai appris à l’aimer, à m’émerveiller devant son travail d’écriture en entrant dans sa correspondance pas tellement par les grandes avenues théologiques que par une petite porte, comme on se faufile à l’insu des regards dans un jardin broussailleux et butine, brin à brin, de fleur à fleur, mot à mot, avant même de lever le regard sur des horizons plus larges ou des perspectives plus profondes. Dans un laps de temps extrêmement court, entre les années trente et soixante et quelques de notre ère, cet homme, originaire de Tarse (métropole de la province romaine de Cilicie, en Turquie actuelle), juif instruit, bouleversé brusquement dans son orientation de pensée et de vie, parcourut l’Empire pour y fonder des communautés locales. Tout tendu en avant, comme en une aube nouvelle qui devait rapidement être illuminée par le retour du Christ, il a parcouru les routes de l’Empire pour y semer la bonne nouvelle, non un édit impérial mais l’Évangile d’un crucifié ; par ses épîtres, il a travaillé à déployer les enjeux et à le traduire jusqu’en des modalités pratiques pour soutenir à distance ces églises naissantes, où se côtoyaient Juifs et Romains hellénisés, hommes et femmes, maîtres et esclaves, et où devait s’inventer la fraternité. Ses textes, qui tissent inséparablement haute spiritualité et souci du quotidien, sont à mes yeux une œuvre de poétique. Au lever d’une ère nouvelle, ils inventent un vivre ensemble qu’ils veulent orienté vers l’ultime. On peut sans doute transposer aux textes bibliques, récits d’abord bien sûr, mais aux épîtres elles-mêmes en leurs fragments narratifs, ce que Jean-Pierre Vernant suggère pour les mythes grecs, l’Odyssée en particulier : « quelle illusion de vouloir réduire la poésie à la réalité… alors que la poésie est une part redoublée du monde. Elle transforme, déforme, pour nous faire voir une vérité et une beauté supérieure. »1. C’est de ce point de vue que personnellement j’aborde les textes bibliques. 

Le Dieu qui blesse et qui bénit, c’est le Dieu déjà du patriarche Jacob, en particulier dans sa lutte avec l’ange. Paul, devenant apôtre, en a fait la vive expérience. Dans le livre des Actes des apôtres, l’évangéliste Luc raconte trois fois sa conversion que les peintres, dont Le Caravage, ont magnifiquement représentée comme un renversement lumineux. J’évoque rapidement l’image de Jacob que je perçois derrière le portrait de Paul. Au temps des ruses de sa jeunesse, après l’échange du droit d’aînesse avec Ésaü, son frère, contre un plat de lentilles, et surtout après le vol de la bénédiction paternelle, Jacob, en fuite, est surpris par la nuit. Il s’arrête, prend une pierre et la place sous sa tête, comme chevet. Il voit alors en songe une échelle qui touche au ciel et que les anges de Dieu empruntent, pour descendre et monter. Une voix rend la vision personnelle, elle lui promet pain et vêtement pour la route, puis un retour en paix à la maison de son père ; elle déborde même bien au-delà, annonçant une descendance 
qui s’étendra jusqu’aux quatre point cardinaux. Jacob pousse un cri au réveil : « Vraiment, c’est le Seigneur qui est ici et je ne le savais pas ! » (Gn 28,16). Je protégerai ton chemin, lui promet alors Dieu. Je te célébrerai à mon retour, répond Jacob. À l’autre bout du parcours de sa vie, alors qu’il est devenu patriarche et qu’il prend avec les siens la route du retour, la réconciliation fraternelle passe par la traversée d’un gué, des ténèbres et de la peur. La nuit est une lutte, une empoignade, une remontée brûlante à la source de toute bénédiction. Le défi que Jacob adresse alors à la mystérieuse face de Dieu qui l’a saisi peut exprimer la passion de toute quête de Dieu : « Je ne te lâcherai pas que tu m’aies béni ! (Gn 32,27). La marche de Jacob portera désormais la blessure, comme signe de ce qu’est son histoire en vérité, comme toute histoire humaine d’ailleurs, comme celle de Paul en particulier : boiteuse mais bénie. Bénie mais boiteuse. 

Mais partons ensemble en quête des représentations que l’apôtre Paul, par son écriture, donne à l’impact de Dieu en sa vie et dans son œuvre. 


1. Quand la confession de foi accouche d’un apôtre (1 Co 15,1-10)


Paul arrive au dernier développement de sa première épître aux Corinthiens. Il aborde les questions qui lui sont posées autour de la résurrection, après des problèmes tout à fait concrets liés au vivre ensemble (peut-on recourir aux tribunaux païens en cas de conflit entre membres de la communauté, entre frères ? Peut-on manger de la viande quand on est converti, sachant que le marché est fourni par les sacrifices d’animaux dans les temples païens ? Faut-il s’abstenir de relations sexuelles quand on accède par la foi au privilège d’être membre du corps du Christ ? etc.). Avant de risquer quelques éléments de réponse aux interrogations plus théologiques des Corinthiens sur la résurrection, qu’il reformule à travers deux « comment ? » – comment certains parmi vous disent-ils qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? (v. 12) ; comment les morts ressuscitent-ils, avec quel corps reviennent-ils ? (v. 35) – l’apôtre s’engage en « je ». Or Paul ne met en scène sa propre personne que si l’enjeu est grave, que si l’Évangile lui-même est en question. Ici il voit les Corinthiens tituber, et il lui faut alors les remettre debout. Il s’engage en « je », de manière forte et critique, parce que la confession de foi elle-même, ce noyau, ce joyau primitif qu’il a lui-même reçu puis transmis aux Corinthiens ne rayonne pas de manière à soutenir leur espérance en leur propre résurrection. Paul rappelle le Credo, l’Évangile même par lequel il les a évangélisés, mais il dit, de manière polémique, « je vous le fais connaître » (gnôrizô, en grec), comme si c’était une première fois, comme si leur doute avait tout effacé, comme s’il fallait tout reprendre à zéro. Il scande en quatre énoncés ce message libérateur : 
Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures, 
il a été enseveli, 
il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures, 
il est apparu à… 
Paul égrène alors une suite d’apparitions qui articule les différents apôtres et avec eux les courants historiques des Églises naissantes, Pierre, les Douze, plus de cinq cent frères à la fois, Jacques, tous les apôtres… et il ajoute : à moi aussi (k’amoi, v. 8). Ce retour au fondement de la foi déclenche chez lui tout un travail d’écriture qui est un travail de mise au 
monde. La confession de foi qui le précède le touche si vivement en sa personne qu’il y accroche sa vie, comme si le Credo, si plein, pouvait accoucher de lui aussi, dernier rejeton, vivant mais né blessé. Un avorton, traduit-on le plus souvent, en grec ektrauma (ek, hors de – le mouvement même de l’expulsion – et trauma, la blessure). Comme un nouveau Jacob, de l’autre côté de la traversée. L’apôtre qui rappelle le Credo trouve donc à s’y inscrire lui-même en finale comme acteur, Christ est apparu « à moi aussi », confesse-t-il. On entend les mots du petit dernier qui ne veut pas être de reste. Petit dernier (eschaton) dans le temps mais aussi en dignité, osant cependant par la foi ancrer là son apostolat. Paul a donc trouvé dans la puissance de récitation de la confession de foi la force audacieuse de s’y glisser lui-même, en tant que récepteur dernier d’une apparition du Ressuscité. C’est ainsi qu’il naît à sa vocation d’apôtre. 
Or il faut remarquer que c’est au datif en grec, c’est-à-dire comme destinataire, que Paul entre dans le Credo. Il ne peut naître, comme tout être, qu’en récepteur de la vie. Ici le don qui fonde son existence est une apparition du Ressuscité, c’est-à-dire du Vivant par excellence, celui que la mort n’a pas englouti. « À moi aussi ! », s’est écrié Paul. Doté de cette puissance qui l’anime, il peut alors se relever et parler au nominatif, comme sujet, en première personne (v. 9-10). Il peut se dresser dans un « car moi je suis » (v. 9, egô gar eimi). Cet engagement de sa personne n’exclut pas un discret écho au « Moi Je suis » (egô eimi) de Dieu dans sa révélation à Moïse au buisson ardent (Ex 3,14). Paul ne peut le reprendre et l’assumer (je suis ce que je suis, v. 10) que parce qu’il reçoit cette identité non de sa propre prétention à être mais de la grâce même de Dieu. Mais si Paul s’inscrit ainsi au plus près du Dieu apparu à Moïse, c’est avec le maintien d’une infime différence, finement exprimée, qui déjoue la prétention : je suis ce que je suis, se risque à dire Paul, tandis que Dieu avait formulé : Je suis qui je suis (ou qui je serai). Mais Paul a subordonné l’accueil de cette identité à un regard critique sur son indignité : je ne suis pas digne d’être appelé apôtre », avait-il affirmé d’abord, parce que son passé récent, concret (j’ai persécuté l’Église de Dieu) heurte la vocation que l’apparition du Christ maintenant fonde. La mesure lucide de l’histoire passée, les résistances brûlantes de sa vie, rendraient-elles irrecevable l’offre de cette nouvelle identité ? Non. Elles ne font que creuser l’humilité où peut venir alors habiter la grâce de Dieu. Une phrase décisive où la grâce est dite trois fois, donc totalement, au commencement et à la fin mais aussi en son milieu, tient toute la vie de Paul sous l’impact de la faveur de Dieu : C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce envers moi n’a pas été vaine, j’ai peiné plus qu’eux tous, non pas moi mais la grâce de Dieu qui est avec moi (v. 10). Porté ainsi en toute sa personne par le Dieu qui lui fait grâce, Paul peut alors répondre de son être nouveau par un engagement : sans ménager sa peine, le petit dernier des apôtres s’attelle au plus grand labeur. Il parle désormais à l’actif, en un verbe très significatif aussi (kopiaô, v.) qui porte la connotation et la sonorité même des coups reçus (le kopos désignera son ministère) ; il faudrait le traduit à la fois par « j’ai travaillé » et « j’ai peiné ». Il exprime l’effort qui coûte, un travail à la peine, laborieux. Une passion, pourrait-on dire, en son double sens : aussi bien action passionnée que souffrance éprouvée, qui le modèle à l’image même de son Seigneur. 
On peut se demander s’il existe plus beau parcours de la parole pour chercher la juste stature de l’homme devant Dieu. De l’homme que Dieu a choisi pour le promouvoir à son service. Un intense travail de réception renverse ici une image de soi et son histoire quand Dieu, dans son altérité, s’est approché jusqu’à se donner à voir dans une apparition pascale : je suis / je ne suis pas / je suis ce que je suis, a donc articulé Paul, qui cherche à en répondre. Ici, comme plusieurs fois sous son stylet une confession de foi se lie intimement à une 
narration de soi ; elles contribuent ensemble, par le travail de l’écriture, à témoigner du Dieu qui vient visiter et transfigurer l’humain.


2. L’envoi vers l’universel, à l’épreuve de la table commune (Ga 1,10-17, puis 2,11-14) 


Différemment, en fonction du vécu de ses destinataires, Paul revient sur sa vocation dans l’épître aux Galates, plus tardive sans doute. Le modèle de la rhétorique antique prévoyait que, dans un discours, le débat d’une question soit préparé par une petite narration qui mette en scène les enjeux et facilite l’affirmation d’une thèse. Brièveté, clarté, vraisemblance sont requis pour que la situation à juger et les décisions à prendre soient ainsi mises en perspective. Paul éprouve ici à nouveau la nécessité de se raconter lui-même, c’est bien que le débat est décisif. C’est d’ailleurs la seule épître où après les salutations initiales il ne rende pas grâce à Dieu (eucharistô) mais s’étonne, ou plutôt tonne (thaumazô, 1,6). C’est que l’Évangile, « son » Évangile lui semble menacé. Il voit ses correspondants séduits par d’autres prédicateurs qui, pour honorer eux aussi la bonne nouvelle mais telle qu’ils la comprennent, veulent l’inscrire dans la longue histoire du peuple de Dieu en offrant généreusement aux païens convertis l’accès à l’identité juive par l’obéissance à la Loi et par la circoncision. Aux yeux de Paul, c’est renier le tournant libérateur, crucial si j’ose dire, que signifie la Croix du Christ par rapport à ces marques identitaires. 
Pour Paul en effet la verticalité d’une intervention de Dieu dans son histoire a coupé les fils de la tradition, de la généalogie et des relations de sang. Sur fond de son passé qui s’est déchiré, il raconte sa vocation si imprévisible. Comme pour toute naissance, ce sont les termes des relations familiales qui affleurent alors dans son écriture. Le passé prend la forme d’une course, balisée par la tradition des pères, dont le jeune homme pensait gagner le prix (1,13-14). Dans la rivalité avec les concurrents de sa génération, ses frères, son zèle s’est mué en excitation jalouse, sa ferveur s’est exacerbée en poursuite agressive : j’ai persécuté l’Église de Dieu, résume-t-il après coup. Seul un arrêt divin pouvait couper court à pareille émulation. Paul n’attribue cette fracture dans sa vie qu’à la pure volonté de Dieu, à sa bienveillance inimaginable, une faveur : « lorsqu’il plut à Dieu », dit-il en toute sobriété (v.15). Il raconte alors qu’en deux gestes – il m’a mis à part, il m’a appelé par sa grâce –, Dieu a accordé à sa vie, comme autrefois au prophète Jérémie ou au Serviteur d’Ésaïe, une origine plus fondamentale que toute naissance humaine : dès le ventre de ma mère, ose-t-il affirmer. 
Mais la visée d’une telle élection ne s’est révélée qu’au milieu du chemin de son existence : quand Dieu a choisi de révéler son fils « en moi » (en emoi) pour que j’en annonce l’Évangile, la bonne nouvelle, « en les nations » (en tois ethnèsin), affirme-t-il (v. 16). Ici, par ces deux « en » (en moi, en les nations) se touchent le plus singulier – la profondeur du moi – et le plus universel – l’étendue du monde. En moi : c’est-à-dire là où peut se laisser atteindre une profondeur originaire, insoupçonnée, un tréfonds de la personne. Là où, comme il le dit un peu plus loin, il n’y a plus « ni Juif ni Grec, ni être libre ni esclave, ni masculin ni féminin » (3,28). Là où « ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi » (2,20). Dans la forme de la phrase, qui condense l’événement entre cet « en moi » et « en les nations », un unique verbe franchit l’écart, assure le trait d’union, un verbe au subjonctif en grec, exprimant un but : « pour que j’évangélise » (euangelizômai, 1,16). Sans doute l’élan qui a jailli au plus profond du moi de Paul a-t-il une origine mystique ; il destine l’apôtre à une mission qui s’accomplira dans le monde sociopolitique de l’Empire. L’apôtre le reçoit comme un envoi pour une mission qui dépassera tout clivage, une mission sans frontières. Le temps est court, les distances doivent se 
traverser, les différences faire table commune. Sans doute y a-t-il là une leçon, pour les rencontres entre les religions en particulier. Quand les expressions de foi se diversifient, quand les choix de vie divergent, ce n’est pas le plus petit dénominateur commun qui permet de renouer avec autrui, de sauver un dialogue. C’est plutôt la certitude que la profondeur de l’autre peut être aussi profonde que la mienne, sa vérité aussi vraie. Et qu’il peut lui arriver d’être touché dans cette intériorité, dont j’ignore tout, d’une révélation divine qui vaut bien la mienne. 
Pour interpeller les Galates et les inciter à faire le bon choix, Paul, peu après le récit fragmentaire de sa vocation, évoque un accident de parcours (2,11-14=. Cela se passe à table. La table est le lieu par excellence de la communion mais le lieu aussi où s’éprouve la violence quand le cercle des convives se clôt et exclut. Ici, la levée des barrières de la mission, telle que l’apôtre vient d’en avoir la vision, est mise à rude épreuve. Paul brosse alors, à traits durs, un contre-portrait de Pierre. Dans la communauté d’Antioche, capitale de la Syrie, il partageait avec Paul la table des païens. Mais à l’arrivée de représentants de la communauté-mère de Jérusalem, Pierre a rompu la commensalité, il s’est retiré de la table. Paul ne supporte pas que ce regard des autorités vienne mettre en question la liberté reçue et vécue en Christ. Sous les mots de la réprobation, on voit basculer alors l’image même que le récit de conversion de Paul avait construite. Paul en effet reprend les termes mêmes de sa vocation, mais à l’envers, pour dénoncer la trahison. Pierre s’est esquivé (hupestellen, v. 12) de la table commune, or le verbe qui indique ce déplacement emprunte au radical même par lequel Paul avait évoqué son envoi apostolique. Juste un changement de préfixe, mais qui pervertit le mouvement, en fait une dérobade. Ainsi, aux yeux de Paul, Pierre n’est plus « envoyé » mais en quelque sorte « dévoyé », son comportement n’est plus « apostolique » mais, si j’ose traduire ainsi, « hypostolique ». Le portrait de l’apôtre quittant la table commune, rompant la communion, apparaît alors comme le négatif de la photo de la vocation. Deux autres notations appuient cette inversion des valeurs. Pierre s’est lui-même tenu à l’écart, mis à part (aphôrizen, 2,12) du repas commun, dit Paul, or la mise à part c’était le geste même de l’intervention de Dieu, un geste souverain pour l’élection de Paul en vue de l’Évangile (1,15). Enfin Paul dénonce l’hypocrisie de Pierre (2,13), et le terme désigne, à l’origine, chez les Grecs, le masque que porte un acteur de théâtre : aux yeux de Paul, Pierre joue donc un double jeu, il est hypocrite, tandis que précisément le Dieu de la révélation vient dévoiler les visages (apokalupsai, 1,16), retirer les caches, mettre la vérité à nu. 
Ici donc Paul élabore sa réflexion sur l’impact de Dieu en plein cœur de sa vie et de son engagement religieux : une faveur qui vient déstabiliser son héritage et orienter sa ferveur vers l’universel. Travaillant le langage, son discours tend à caricaturer la contradiction, pour interpeler. Contradiction intérieure, chez Pierre, qui partage la table commune puis rompt la communion, contradiction entre les deux figures apostoliques, Pierre et Paul, qui déterminera des champs de mission différents, les circoncis et les incirconcis, comme le dit l’épître (2,7). Mais ce passé n’est évoqué que pour appeler les Galates à la responsabilité et que, dans leur propre situation, ils ne se trompent pas de voie. Il en va de la vérité et de la liberté qui découlent de l’Évangile, toute l’épître s’attachera à le montrer. « C’est pour la liberté que Christ nous a libérés », écrira même Paul plus loin (5,1), relisant après coup sa propre histoire et celle de tout son peuple, et sachant au plus profond de lui qu’il y a toujours le risque de faire de sa liberté même une idole. Risque, paradoxalement que l’on s’asservisse à une image de sa liberté. 
Il n’est sans doute pas indifférent pour nous non plus que ce soit à table, là où s’exacerbent les querelles confessionnelles, les fossés religieux, l’injustice économique aussi qui laisse une grande partie du monde affamée, que se pose la question de la vérité de l’Évangile et de la vocation à en être porteurs.


3. L’apôtre et sa douleur d’accoucher (Ga 4,8-20) 


Paul, plus loin, dans cette même épître, évoquera l’amour premier qui le lie à ces communautés de Galatie ; il dénonce la séduction qu’elles subissent de la part d’autres prédicateurs, qui risque de les ramener à la servitude passée des observances religieuses. Connaître Dieu, ou mieux, être connus de Dieu, dit-il, retouchant, comme ailleurs dans ses lettres, l’agir à l’égard de Dieu par un agir de Dieu en soi, c’est ce qui marque le temps nouveau, le « mais maintenant » que l’Évangile inaugure (nun de, 4,8). Et cela se traduit dans l’adéquation profonde entre auditeurs et prédicateur d’Évangile : « Devenez comme moi puisque moi aussi je deviens comme vous » (v. 12). Paul adresse ces mots comme une supplication à des frères. Il s’appuie sur la mémoire de leur première rencontre, la joie de l’accueil plus forte que le dégoût ou le mépris qu’ils auraient pu éprouver pour sa maladie, évoquée ici sans aucune précision sinon comme l’occasion d’une hospitalité inouïe : ils se seraient arraché même le plus précieux, les yeux, pour les lui donner - « vous m’avez accueilli comme un ange de Dieu, comme Jésus Christ », leur rappelle-t-il (v. 14). La blessure que l’apôtre portait en sa chair n’avait donc pas empêché, en ces débuts, le ruissellement de la bénédiction. Dès lors, désemparé par ce qu’il perçoit maintenant comme un retour en arrière, sous l’effet d’une séduction zélée, il crie sa douleur, à travers un attachement, jaloux lui aussi, par l’image même de l’accouchement. Leur rendre la vue ne suffira pas, d’autres prédicateurs veulent, dit-il, vous « exclure » – faut-il entendre de nous ? et du coup de Christ que nous prêchons ? (v. 17). C’est le verbe ekkleisai, un peu boiteux ici, mais qui prend toute sa puissance si on entend l’assonance avec ekklèsiai, ces Églises de Galatie auxquelles l’épître s’adresse (1,2). Se laisser exclure de la parole de la Croix telle que Paul la proclame sans détour, ce serait trahir ce qui fait l’Église, suggère-t-il à travers le jeu poétique de ses mots et de leur sonorité. L’apôtre alors fait face, en souffrance mais porté lui-même par la joie de la maternité : « mes enfants pour qui j’endure à nouveau les douleurs de l’accouchement jusqu’à ce que Christ soit formé en vous », écrit-il (v. 19).


4. Une histoire d’amour, Paul et Agapè, (1 Co 13) 


Pour parler de l’amour, comme le chemin qui surpasse tout, la voie par excellence (kath’huperbolèn, 12,31), supérieure aux charismes dont la diversité distribuée entre les membres du corps ecclésial est indispensable au bon fonctionnement de celui-ci, l’apôtre Paul met en scène, avec poésie, une histoire d’amour. C’est du moins ainsi que j’aimerais lire l’hymne à l’amour de 1 Co 13. Paul y esquisse une intrigue entre le « je » qui parle – lui-même, mais impliqué à un tel niveau de profondeur que tout humain peut s’y reconnaître – et Elle, celle dont il désire parler, Agapè, l’amour en personne. 
Du coup, puisque le « je » incarné par l’apôtre est masculin, je vais garder à Agapè, son genre féminin, comme en grec. Pas possible de traduire par « amour ». « Charité » me paraît trop marqué par une piété condescendante. Je laisse alors à l’amour son nom original, comme un nom propre, je l’appelle Agapè. Le léger accent étranger que reçoit ainsi le poème nous rappelle que l’amour de Dieu porte toujours quelque chose d’extérieur à nos vies ; il imprime sur nous le sceau de son altérité. 
Juste un mot du contexte. La communauté de Corinthe à laquelle s’adresse l’apôtre rivalise de dons, spirituels surtout ; mais toute richesse risque de générer l’injustice, de laisser dans la marge la fragilité, la faiblesse, le doute. Paul vient alors redistribuer les places. Pour cela, curieusement, il choisit l’excès. Il dessine la voie par excellence, « je vais vous montrer la voie qui surpasse tout », dit-il (12,31). On peut alors se demander s’il ne prescrit pas ainsi aux Corinthiens exaltés leur symptôme même, le débordement, mais s’il le fait c’est pour en finir, pour pointer leur ardeur et du même coup dégonfler leur orgueil. La voie de l’amour en 
effet n’est-elle pas la seule en mesure de distancer les aspirations personnelles, de casser les rivalités, de remettre en jeu un dynamisme relationnel et communautaire ? 
L’histoire d’amour qu’évoque Paul se déroule en trois strophes. 1) Le « je » qui parle réfléchit d’abord sur sa propre existence. Ou plutôt sur son manque d’existence, à lui, sans elle, dont il va parler. 2) Puis elle entre en scène, active, souveraine, comme en une danse ; le poème la décrit en effet en une suite de quinze verbes, comme autant de pas esquissés. 3) Enfin leur rencontre permet de penser le temps : consentir à aimer élargit l’histoire humaine jusqu’à son horizon futur qui sera le face à face avec Dieu. 
Je reprends ces trois étapes. 

I) JE (v.1-3). C’est presque par une devinette (une « charade ») que Paul commence. Il regarde à lui-même et prend la mesure de ce qu’il n’est pas sans elle. En trois hypothèses (si…, même si…), il cherche à suggérer qui elle est, elle ; il la désigne alors comme l’inconnue sans laquelle, malgré ce qui lui est tout, il n’est rien ! 
Les trois phrases ont le même mouvement, ce sont trois hypothèses qui portent sur le meilleur à être, à avoir, à faire. Paul explore ainsi toutes les possibilités de l’humain. Mais chaque envolée retombe à plat, sur un constat négatif, quand le « si je n’ai pas Agapè » sonne de façon critique. On pourrait dire : Agapè est ce qui manque au « je » pour qu’il puisse dire « je suis ». 
Cette réflexion sur le « moi » commence par la parole : c’est ce qui fait l’humain, le langage, la capacité à produire du sens et à communiquer. Paul convoque alors toute la gamme du parler – les langues des hommes et des anges, dit-il, allant ainsi du plus humain au plus spirituel, de ce qui est appris avec effort à ce qui est inspiré. Sans Agapè, conclut-il, « je » n’est que du bruit, sur tous les tons, dans le grave et dans l’aigu, la sourde résonance du gong ou l’éclat cinglant de la cymbale. Il ne sonne que creux, comme du vide, du vent. Agapè se mesure donc au langage, comme ce qui lui manque pour qu’il ne soit pas réduit à du bruit mais devienne vraiment parole signifiante. Sans Agapè, l’accès aux échanges de parole qui structurent une communauté est impraticable. 
Puis Paul envisage l’excellence du côté des dons de Dieu, des dons qui contribuent à sa révélation : la prophétie, par laquelle s’interprète et se communique la volonté de Dieu ; les mystères et toute la connaissance, permettant l’approche d’un Dieu qui tout à la fois se soustrait et se révèle ; la foi enfin, par laquelle la puissance de Dieu agit dans le monde, qui peut faire des miracles (transporter des montagnes, comme le racontent les évangiles). Or sans amour, tout l’envol vers Dieu retombe en chute libre, dans l’inexistence. « Je ne suis rien », conclut Paul. Tout peut donc être atteint, même l’impossible. Mais l’amour, c’est encore autre chose. 
Enfin Paul sonde le renoncement. Après l’accumulation des dons, le dépouillement, total lui aussi. Le don de pouvoir faire don de soi, de ses biens d’abord, puis de sa personne même, de son corps. En laissant entendre que tout donner, et même se donner soi-même, est possible sans amour, le poème met l’amour à rude épreuve. Il vise une qualité de l’amour toute particulière. Il traque le mensonge possible jusque dans l’acte d’aimer. L’amour dont il veut parler est plus élevé que la générosité, il ne s’inscrit pas dans l’ordre du faire, ni du savoir ni même du croire. Il concerne le sujet à un niveau plus radical encore, plus décisif : à la source de l’identité. Agapè paraît non seulement une valeur mais la valeur des valeurs, comme la saveur du sel de la terre, comme la luminosité de la lumière du monde. 

II) ELLE (v.6-7). Après l’exploration des hypothèses vient le réel. Le poème tourne le regard sur elle, Agapè. Elle entre en scène à travers une série de verbes, tous au présent, jusqu’au dernier. Elle semble intemporelle, jusqu’au dernier pas. Jamais elle ne défaille, conclut le poème. Le mouvement tout entier est encadré par l’affirmation d’une solidité à 
laquelle on peut faire confiance. Agapè en effet exerce la patience, elle est la bonté même, dit le poème en introduction à son évocation de l’amour en actes. La patience est une grandeur de souffle, le contraire du souffle court de la colère, une grandeur d’âme, ou une largeur d’esprit. L’amour met donc le cœur au large. La bonté évoque une qualité d’être, une noblesse d’attitude qui comprend le souci d’autrui. Agapè est donc la bonté qui tient bon. 
Le texte la dépeint ensuite par la négation répétée d’une longue série d’actes négatifs, pour dire ce qu’elle n’est pas. Il invite par-là l’auditeur, le lecteur, à tout un mouvement de lâcher prise, de renoncement à ses prétentions. Agapè exclut la jalousie, qui pique, qui blesse, soi-même d’abord, et à partir de soi, ses semblables. Elle dégonfle aussi les enflures, la sur-attention jalouse à autrui, l’orgueil de soi par lequel on écrase son prochain. Mais le négatif se retourne finalement en positif quand le texte affirme qu’Agapè ne se réjouit pas de l’injustice mais applaudit à la vérité. Justice et vérité expriment par excellence Dieu, selon les Psaumes, ainsi que la relation ajustée de l’homme à Dieu : droite, franche, fidèle. Agapè exclut toute complicité avec le mal, toute complaisance à l’injustice. Elle se régale de la vérité ; une communauté peut naître et grandir d’un amour qui trouve sa joie dans la vérité. 
Quatre derniers verbes, positifs cette fois, qui ont pour objet « tout », achèvent la description : Agapè couvre tout, croit tout, espère tout, supporte tout. Ces quatre dimensions esquissent l’image d’une maison, d’un palais, où peut aboutir le petit « moi » une fois qu’il a été dépouillé de sa prétention à exister par lui-même. Il y est alors accueilli au-delà de ses propres limites. Agapè le met au large. Elle couvre tout, comme un manteau, un toit, un ciel ; elle supporte tout, comme un socle ; elle espère tout, comme une fenêtre ouverte sur l’au-delà ; elle croit, tout comme un seuil où on accueille sans condition. 
Agapè semble le contraire même de nos amours humaines, qui sont souvent plutôt inquiètes, soupçonneuses, conditionnelles. Mais elle les traverse et peut les retourner. Elle peut convertir une tension passionnée, un amour jaloux, en douceur, une impatience en attente et en fine attention. 

III) Vers un NOUS (v.8-13). La dernière strophe introduit la temporalité. Après avoir parlé d’elle, le « je » revient dans le poème et s’ouvre avec elle à un « nous ». Les charismes sont aussi repris, prophétie, langues, connaissance, mais leur disparition est annoncée. Non seulement le « moi », même avec les dons de Dieu mais sans Agapè, est nul, mais ces dons mêmes seront annulés. Lorsque viendra ce que Paul appelle l’achevé – la plénitude en Dieu –, ce qui est fragmentaire sera aboli. Paul prend pour comparaison une existence humaine où les modes d’apprentissage de l’enfant (parler, penser, raisonner) sont devenus inadéquats à la maturité et doivent céder leur place. Il affirme qu’il n’y a pas d’évolution naturelle vers la plénitude. La perfection marque une rupture, elle ne s’inscrit pas dans la continuité, elle vient d’ailleurs. Quand viendra le temps de Dieu, l’homme entrera dans une reconnaissance accordée à la reconnaissance première, celle de Dieu, dont il a été l’objet. Ce sera le temps du face à face, de l’immédiateté, de la relation sans décalage ni ombre, sonnant juste comme en musique. Mais l’époque du partiel et du passager, du voir en énigme comme dans un miroir, qui fait notre humanité, reçoit déjà maintenant de ce qui demeure une qualité d’éternité. Agapè anticipe, avec la foi et l’espérance mais plus qu’elles encore, l’accompli, le parfait, le temps de Dieu. Le poème ouvre ainsi une perspective eschatologique, vers l’au-delà de nos vies, il tend vers l’ultime, et pourtant son dernier mot est un appel à aimer dès maintenant. 

Ainsi l’hymne à l’amour fait faire à tout lecteur, après Paul et les Corinthiens, un parcours de dépossession qui mène au dénuement du « moi ». Il brise la fougue des prouesses. Il montre l’Agapè comme le contraire même de l’amour de soi. Le texte de Paul saisit son lecteur, le sonde, le travaille. Dans son mouvement qui décape, où à la lecture nous entendons que nous ne sommes rien sans Agapè, nous pouvons apprendre à dire « je » en toute 
simplicité. Et sur les pas de Paul, avec les mots de Paul, laisser l’amour de Dieu venir tout habiter, tout fonder, tout bénir, tout dépasser.




5. Porter un trésor dans des vases d’argile (2 Co 2-7, surtout 3,1-4 ; 15-18, puis 4,7-12) 


C’est dans la deuxième épître aux Corinthiens, douloureuse, elle, mais d’une souffrance transfigurée par le reflet de la gloire de Dieu que l’apôtre voit rayonner jusque sur les visages de sa communauté, que j’aimerais risquer une double plongée pour porter à son terme notre lecture. Je repèrerai d’abord, dans les chapitres 2-7, quelques expressions de la solidarité lumineuse que l’apôtre voit nouée entre sa communauté et lui-même. Puis nous irons jusqu’à l’évocation, brusquement coupée d’ailleurs, d’un voyage au troisième ciel insérée dans les chapitres 10-13. 
Si la première épître à l’Église de Corinthe inscrivait dans son adresse, comme à la clé de sa partition, le thème de la vocation (la klèsis, l’appel), la seconde insiste sur la paraklèsis, la consolation. Ici Paul parle de détresse, thlipsis, une force qui écrase, broie. Il lit alors la détresse vécue comme visitée par la consolation divine. Mais d’une consolation en Dieu si abondamment reçue qu’elle déborde en une consolation à offrir à autrui. « Il nous console en chacune de nos détresses, pour que nous puissions consoler toux ceux qui sont en détresse, de la consolation dont nous sommes nous-mêmes consolés par Dieu, insiste l’apôtre (1,4). 
La communauté de Corinthe, visitée par d’autres prédicateurs, plus brillants sans doute, que leur ferveur - parler en langues, miracles - accréditent, et qui appuient leur autorité sur des lettres de recommandation, s’est mise à douter de son apôtre. 5On sent dans ce passage battre en Paul un cœur inquiet. Il semble en manque de reconnaissance, la sobriété de son Évangile est contestée. Allons-nous recommencer à nous recommander nous-même, lance-t-il, sous forme de provocation peut-être, de souffrance à peine contenue sans doute (3,1ss). Va-t-il piétiner dans l’impasse de l’autojustification ? Un cri du cœur, où l’amour s’engouffre, fait plutôt brèche. Il ne le réprime pas, ne se protège plus, se jette à l’eau, à nu. Il lâche à tous, en communauté, et en prime à ceux qui le critiquent : « notre lettre, c’est vous ! ». Son cri veut dire : « il suffit ! » Ou mieux, comme Barbara l’a chanté à son public enfin venu au rendez-vous : « ma plus belle histoire d’amour, c’est vous ! ». L’authenticité de son ministère ne s’auréole donc pas de garanties ; elle dépend, fragile, de la seule réponse à la venue d’un envoyé de Dieu que sont la naissance puis la maturité, la fécondité d’une communauté. Du coup, l’apôtre implique totalement les croyants ; en se livrant à eux, il les lie à lui. Hors de leur accueil, quel sens aurait sa prédication ? comme hors de la foi, quel sens aurait la Croix ? 
La reconnaissance d’un serviteur de Dieu n’est rien d’autre que la connaissance de Dieu qui émane de sa communauté comme un parfum ou une lumière brillant dans les cœurs et que reflètent les visages. Paul, qui n’est d’ordinaire pas l’apôtre des sommets, ose alors ici en quelque sorte hisser toute la communauté à laquelle il s’adresse sur la montagne de la transfiguration ! Il ne la gravit pas seul, comme Moïse qui monta au Sinaï recevoir Loi de Dieu et qui, au retour, comme le raconte l’Exode, dut se voiler la face tant elle rayonnait et éblouissait les fils d’Israël. Mais, sur les pas du Christ lui-même, et au souffle de l’Esprit, il entraîne tous ceux auxquels il adresse sa lettre, vers une – littéralement – « métamorphose » 
(métamophoumétha, 3,18 ; le verbe est le même que celui des évangiles pour la transfiguration de Jésus). Le visage dévoilé, nous contemplons, comme en un miroir, la gloire du Seigneur et en portons le reflet, la réfléchissons (katoptrizoménoi), dit-il. Cette luminosité, qui est miroitement du Christ sur le visage d’autrui, témoigne, à elle seule, de l’authenticité du ministère de Paul. Mais comme Jésus, l’apôtre ne s’installe pas au sommet, il redescend et garde l’image de cette élévation comme la fulgurance d’un instant décisif. Elle n’est nullement un point d’arrivée. Elle offre une brève et intense reconnaissance qui anticipe la résurrection et donne la force, dans l’ajustement à la volonté divine, de reprendre le chemin de l’humanité jusqu’au bout, jusqu’à la mort. 
L’apôtre évoque alors l’Évangile qui lui est confié pour être proclamé comme un trésor (4,7) mais porté dans des vases d’argile, dans la fragilité de l’humain, un humain pleinement investi de cette puissance mais qui reste frêle, vulnérable, mortel, en butte aux circonstances de l’histoire qui l’affectent et peuvent le briser. Ainsi sera-t-il clair que la puissance du message, « hyperbolique » dit Paul, c’est-à-dire qui surpasse tout, comme la voie de l’amour de 1 Co 13, est de Dieu et non de nous. Alors, en un passage bouleversant, de manière scandée, l’apôtre élabore une poétique de son vécu. Il ne jette pas le ressenti à l’état brut dans son écriture mais le soumet à un travail littéraire. Le quotidien y est tout à la fois absolument présent et transcendé. Le douloureux est confié à la médiation du langage. L’interprétation qui s’opère fait entendre deux histoires, non seulement superposées, mais l’une imbriquée dans l’autre, celle du croyant et celle de Celui que Paul ici ne nomme pas Christ ni Seigneur, mais au plus près de l’humanité, Jésus (4,8-12) : 

Partout écrasés mais pas étranglés, 
désemparés mais pas désespérés, 
pourchassés mais pas abandonnés, 
terrassés mais pas anéantis. 

Toujours portant le mourir de Jésus dans notre corps 
afin que la vie aussi de Jésus en notre corps soit manifestée. 
Toujours en effet nous les vivants sommes livrés à la mort à cause de Jésus 
afin que la vie aussi de Jésus soit manifestée dans notre chair mortelle. 
Si bien que la mort œuvre en nous, 
mais la vie, en vous ! 

On peut tenter de le redire : vie et mort se jouent dans la relation la plus étroite entre le Christ, le « je » et le « vous ». La mort en est dépassée, parce qu’elle s’inscrit dans une vie qui n’est pas bornée sur elle-même, mais se laisse modeler en service (diakonia, en grec) pour l’autre. Le don de soi peut donc aller jusqu’à la mort, mais sans que celle-ci n’ait le dernier mot. Parce que le mourir est celui d’un autre, de Jésus, en moi, dit Paul, pour que ce soit sa vie, à lui, qui rayonne en moi ; dès lors, par ce rayonnement, ma mort sera ouverte sur votre vie, à vous, confie-t-il aux Corinthiens. Je dirais : il en va là des balbutiements d’une syntaxe théologique de l’amour ! L’apôtre en formulera plus loin la règle, si simple, comme toute vérité, en conclusion à une liste d’épreuves traversées pour ce service du Christ mais où il sait relever les traces de la grâce de Dieu : « sans rien tenir, tout détenir » (6,10). 
C’est ainsi, par le travail de la Parole, par l’inspiration, par l’amour et sa poétique musicale, que Paul peut reconnaître celui qu’il n’a jamais connu dans l’histoire : Christ dans la chair, comme il le dira à peine plus loin (5,16). J’irais jusqu’à comprendre : dans sa chair à lui, Paul ! Au creuset de son travail d’apôtre. Cela donne du souffle à sa foi ; citant le Ps 115, il s’est écrié : « j’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé » (4,13), et encore une fois il ouvre sa conviction au « nous » : « nous avons cru,s avons cru, 
courage de la Parole, une parole non trafiquée (2,17), non falsifiée, une parole de vérité, qui fondamentalement est parole de réconciliation (5,18-21). 

6. Le troisième ciel et l’écharde dans la chair (2 Co 10-13, en particulier 11,2-12,10) 

Quelques chapitres plus loin, dans une puissance du discours, jusqu’à la violence parfois, pour sa défense face à ces prédicateurs brillants qui mettent en question l’autorité de son apostolat (10,8 et 13,10), Paul fait recours à tous les modes de langage. Son lien à la communauté de Corinthe, qu’il a lui-même fondée, est si malmené qu’il risque le tout pour le tout. Et sur ce front, à la différence d’autres champs de mission, il l’emportera. Paul emprunte au prophète Jérémie, douloureusement contesté et éprouvé autrefois et à l’image duquel il se comprend lui-même. Il s’attaque à abattre les forteresses de l’orgueil et de la toute-puissance humaine qui, selon lui, se dressent contre la véritable connaissance de Dieu et entravent la construction même de la communauté. On a critiqué son incohérence : à distance, ses lettres sont sévères et fortes, dit-on, mais en présence sa personne est faible et sa parole minable (10,10). Paul se débattra dans son discours jusqu’à retourner sa faiblesse même en force de vérité de son apostolat. Pour cela, concédant aux modèles de ses adversaires, il va jusqu’à jouer le vantard, sur plusieurs plans (kauchaomai, se glorifier, plutôt en mauvaise part, différent de doxazô, 11,16.17.18. 30 ; 12,1.5.6.9), il montre qu’il en a bien de quoi, il joue même le fou (aphrôn, insensé, 11,1.16.17.21.23 ; 12,6.11), mais non sans insérer chaque fois dans le scénario l’indice d’un recul critique, fût-il infime mais qui finit par déjouer le manège. Ainsi est-il l’apôtre de la fragilité même de Dieu, le prédicateur de la Croix. 
Dans le passage retenu, Paul se prévaut d’abord de son identité juive, en comparaison à celle de ses adversaires qu’il égale, et même, ose-t-il dire, dépasse. Hébreu ? Israélite ? fils d’Abraham ? « Moi aussi », entend-on répéter trois fois (11,22). Serviteur de Christ ? « Moi davantage ! », risque-t-il même. Il déverse alors une cascade de malheurs que lui a coûtés son apostolat ; par accumulation il souligne combien sa vie a toujours été exposée, combien toujours il fut acculé. Il l’exprime de façon à la fois réaliste et fictive, son catalogue renvoie à son histoire mais recourt aussi à un genre littéraire des stoïciens, celui des péristases, des circonstances de la vie. Ainsi la liste comprend-elle tout à la fois vérité et clichés, émotion et fin recul maintenu, implication et litanie. Elle permet l’aveu mais protégé d’un léger voile pudique. Et ceci jusqu’à ce qu’elle débouche sur le présent, la préoccupation de chaque jour, presque une obsession, le souci que l’apôtre porte de toutes les Églises ! Sa faiblesse n’est du coup rien d’autre que son amour même, solidaire des communautés et de ceux qui y sont éprouvés. Qui chute que je ne brûle ? lâche-t-il en finale, par un cri (11,29). L’épisode quasi grotesque qu’il donne en prime, son salut par une corbeille le long de la muraille de Damas – comme autrefois celui des espions à Jéricho sauvés par Rahab, la prostituée – peut paraître une parodie de la vantardise de ses adversaires. À moins qu’un trait d’humour ne vienne ainsi habiller la nudité de sa faiblesse, son authenticité délicate. 
Une concession, bien qu’inutile, inconvenante (ou sumphéron, 12,1), précise-t-il aussitôt, l’amène alors sur le terrain des expériences mystiques. Il met en jeu, là, non seulement son identité généalogique mais bien spirituelle. Le récit, poétique ici, rythmé, presque incantatoire, est porté par le savoir/non savoir. Le « je » à la fois sait et ne sait pas. Mais Dieu sait. Le « je » est un autre, il parle de lui-même à la troisième personne (comme Jésus du Fils de l’homme ?). L’ensemble est répété comme pour souligner le voyage – en son corps ? hors de son corps ? – : il fut ravi au troisième ciel, au paradis où il entendit des paroles indicibles (arrèta rhèmata, 12,4, un terme technique des religions à mystères). Le langage est celui des apocalypses et des rencontres de la divinité : est-ce une parodie de récits d’ascension, comme on l’a soutenu ? est-ce fiction ou vérité ? Une fiction vraie, peut-être, qui 
garde son mystère. Paul a choisi en effet, il s’abstient d’en rapporter plus ; juste au moment où la vérité brûle de lui venir aux lèvres, il refuse une estime supérieure à ce que l’on peut voir et entendre directement de lui, au plus quotidien de son engagement pastoral. Il s’interdit de tirer avantage de cette émotion spirituelle ; ce n’est pas dans ces hauteurs que se fonde son ministère. Celui-ci, qui le revendique tout entier, ne consiste pas en révélations rapportées du ciel pour être communiquées à des privilégiés. Son apostolat n’a rien de « super », et contre la supériorité Dieu lui-même l’a garanti ; il lui a été donné une écharde dans la chair (12,7). Il s’abstient de la décrire (et on a fabulé, maladie chronique ? échec de la prédication aux Juifs ? mariage ? homosexualité ?...) mais il en retire une signification théologique : un ange de Satan pour le gifler. Sa prière au Seigneur, trois fois, qui rappelle celle de Jésus à Gethsémané – qu’elle s’éloigne de moi, l’écharde, comme la coupe à boire ! –, a reçu la réponse décisive : « Ma grâce te suffit. La puissance se parfait dans la faiblesse » (v. 9, mots des mystères aussi). Par cette réponse divine, la faiblesse de Paul décriée par ses concurrents trouve tout son sens ; elle est tenue dans la bouche même de Dieu qui la déclare terreau d’accomplissement de sa propre puissance. Elle se révèle dès lors lieu de promesse. Elle n’est pas le résultat d’un échec historique mais le cœur même de l’Évangile dont vit Paul et qu’il annonce. « L’histoire de la faiblesse de Paul n’a pas commencé à Corinthe mais à Gethsémané », souligne un commentaire (Maurice Carrez). Le croyant en est totalement requalifié, dans le paradoxe même : « lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort ». Par sa faiblesse même, il participe à la puissance du Christ en lui qui reste celle du Christ. 
La faiblesse de Paul est ainsi tout à la fois assumée et transfigurée. On peut, en conclusion, en reprendre les degrés6 . Premier niveau : c’est dans la chair, dans l’histoire humaine, que Paul assume son ministère, acquiesçant à un dépouillement qui laisse au Christ qui l’habite toute sa visibilité. Mais, deuxième niveau, la faiblesse même de l’apôtre, son inquiétude au quotidien, est aussi sa solidarité avec ce qui atteint la communauté. Troisième marche, un apostolat faible, opposé à l’orgueil d’une élévation personnelle, se laisse porter par la puissance du Christ. Enfin, le sens théologique couronne la marche : la faiblesse est la marque de la Croix, l’apôtre témoigne du Crucifié, il est ainsi le signe vivant de l’amour fou de Dieu. 

Corina Combet-Galland