Dans l’une de ses plus fortes homélies, à bientôt deux ans de
son pontificat, le pape a rappelé son désir d’une Église qui se risque à
« aller chercher ceux qui sont loin », gage de sa
« crédibilité ».Cette réaffirmation de la mission de l’Église rejoint
celle confiée aux nouveaux cardinaux créés la veille, à qui il a demandé de
pratiquer d’abord la charité.Ses interventions concluent quatre jours de
consistoire, desquels émerge un consensus pour poursuivre la réforme de la
Curie.
"Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier"… Jésus, saisi de compassion, étendit la main, le toucha et lui dit : " Je le veux, sois purifié!" (cf. Mc 1, 40-41). La compassion de Jésus ! Ce "pâtir avec" qui le rapprochait de toute personne souffrante! Jésus, ne se ménage pas, au contraire il se laisse impliquer dans la douleur et dans le besoin des gens… simplement, parce qu’il sait et veut "pâtir avec", parce qu’il a un cœur qui n’a pas honte d’avoir "compassion".
« Il
ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais restait à l’écart, dans
des endroits déserts » (Mc 1, 45). Cela signifie que, en plus de guérir le
lépreux, Jésus a pris aussi sur lui la marginalisation que la loi de Moïse
imposait (cf. Lv 13, 1-2. 45-46). Jésus n’a pas peur du risque d’assumer la
souffrance de l’autre, mais il en paie le prix jusqu’au bout (cf. Is 53, 4).
La
compassion porte Jésus à agir concrètement : à réintégrer celui qui est
exclu ! Et ce sont les trois concepts-clé que l’Église nous propose
aujourd’hui dans la liturgie de la parole : la compassion de Jésus face à
l’exclusion et sa volonté d’intégration.
Exclusion :
Moïse, traitant juridiquement la question des lépreux, demande qu’ils soient
éloignés et exclus de la communauté, tant que dure leur mal, et il les déclare
« impurs » (cf. Lv 13, 1-2. 45-46).
Imaginez
combien de souffrance et combien de honte devait éprouver un lépreux :
physiquement , socialement, psychologiquement et spirituellement ! Il
n’est pas seulement victime de la maladie, mais il éprouve en être aussi le
coupable, puni pour ses péchés ! C’est un mort-vivant, "comme
quelqu’un à qui son père a craché au visage" ( cf. Nb 12, 14).
En
outre, le lépreux inspire la peur, le dédain, le dégoût et pour cela il est abandonné
de sa propre famille, évité par les autres personnes, exclu de la société, ou
plutôt la société elle-même l’expulse et le contraint à vivre dans des lieux
éloignés des gens bien-portants, l’exclut. Et cela au point que si un individu
bien-portant s’était approché d’un lépreux il aurait été sévèrement puni et
souvent traité, à son tour, de lépreux.
C’est
vrai, le but de cette règlementation était de "sauver les
bien-portants", "protéger les justes" et pour les sauvegarder de
tout risque, exclure "le danger", traitant sans pitié celui qui est
contaminé. Ainsi, en effet, s’exclama le grand-prêtre Caïphe : « Il
vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la
nation ne périsse pas » (Jn 11, 50).
Intégration :
Jésus révolutionne et secoue avec force cette mentalité enfermée dans la peur
et autolimitée par les préjugés. Toutefois, il n’abolit pas la Loi de Moïse
mais il la porte à son accomplissement (cf. Mt 5, 17), déclarant, par exemple,
l’inefficacité contre-productive de la loi du talion ; déclarant que Dieu
n’apprécie pas l’observance du Sabbat qui méprise l’homme et le condamne ;
ou quand, face à la pécheresse, il ne la condamne pas mais au contraire la
sauve du zèle aveugle de ceux qui étaient déjà prêts à la lapider sans pitié,
estimant appliquer la Loi de Moïse. Jésus révolutionne aussi les consciences
dans le Discours sur la montagne (cf. Mt 5), ouvrant de nouveaux horizons pour
l’humanité et révélant pleinement la logique de Dieu. La logique de l’amour qui
ne se fonde pas sur la peur mais sur la liberté, sur la charité, sur le zèle
sain et sur le désir salvifique de Dieu : « Dieu notre Sauveur veut
que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la
vérité » (1 Tm 2, 3-4). « Je veux la miséricorde, non le
sacrifice » (Mt 12, 7 ; Os 6, 6).
Jésus,
nouveau Moïse, a voulu guérir le lépreux, il a voulu le toucher, il a voulu le
réintégrer dans la communauté, sans "s’autolimiter" dans les
préjugés ; sans s’adapter à la mentalité dominante des gens ; sans se
préoccuper du tout de la contagion. Jésus répond à la supplication du lépreux
sans hésitation et sans les habituels renvois pour étudier la situation et
toutes les éventuelles conséquences ! Pour Jésus ce qui compte, avant
tout, c’est de rejoindre et de sauver ceux qui sont loin, soigner les blessures
des malades, réintégrer tous les hommes dans la famille de Dieu ! Et cela
scandalise certains !
Et Jésus
n’a pas peur de ce type de scandale ! Il ne pense pas aux personnes
fermées qui se scandalisent même pour une guérison, qui se scandalisent face à
n’importe quelle ouverture, à n’importe quel pas qui n’entre pas dans leurs
schémas mentaux et spirituels, à n’importe quelle caresse ou tendresse qui ne
correspond pas à leurs habitudes de pensée et à leur pureté rituelle. Il a
voulu intégrer les exclus, sauver ceux qui sont en dehors du campement (cf. Jn
10).
Il y a
deux logiques de pensée et de foi : la peur de perdre ceux qui sont sauvés
et le désir de sauver ceux qui sont perdus. Aujourd’hui aussi il arrive,
parfois, de nous trouver au croisement de ces deux logiques : celle des
docteurs de la loi, c’est-à-dire marginaliser le danger en éloignant la
personne contaminée, et la logique de Dieu qui, avec sa miséricorde, serre dans
ses bras et accueille en réintégrant et en transfigurant le mal en bien, la
condamnation en salut et l’exclusion en annonce.
Ces deux
logiques parcourent toute l’histoire de l’Église : exclure et réintégrer.
Saint Paul, mettant en œuvre le commandement du Seigneur de porter l’annonce de
l’Évangile jusqu’aux extrêmes limites de la terre (cf. Mt 28, 19), scandalisa
et rencontra une forte résistance et une grande hostilité surtout de ceux qui
exigeaient aussi une observance inconditionnelle de la Loi mosaïque de la part
des païens convertis. Même saint Pierre fut durement critiqué par la communauté
quand il entra dans la maison du Centurion païen Corneille (cf. Ac 10).
La route
de l’Église, depuis le Concile de Jérusalem, est toujours celle de Jésus :
celle de la miséricorde et de l’intégration. Cela ne veut pas dire sous-évaluer
les dangers ou faire entrer les loups dans le troupeau, mais accueillir le fils
prodigue repenti ; guérir avec détermination et courage les blessures du
péché ; se retrousser les manches et ne pas rester regarder passivement la
souffrance du monde. La route de l’Église est celle de ne condamner personne
éternellement ; de répandre la miséricorde de Dieu sur toutes les
personnes qui la demandent d’un cœur sincère ; la route de l’Église c’est
justement de sortir de son enceinte pour aller chercher ceux qui sont loin dans
les « périphéries » essentielles de l’existence ; celle
d’adopter intégralement la logique de Dieu ; de suivre le Maître qui
dit : « Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin du
médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes mais les
pécheurs » (Lc 5, 31-32).
En
guérissant le lépreux, Jésus ne porte aucun dommage à qui est bien-portant, au
contraire, il le libère de la peur ; il ne lui apporte pas un danger mais
il lui donne un frère ; il ne méprise pas la Loi mais il apprécie l’homme,
pour qui Dieu a inspiré la Loi. En effet, Jésus libère les bien-portants de la
tentation du "frère-ainé" (cf. Lc 15, 11-32) et du poids de l’envie
et des murmures des ouvriers qui ont « enduré le poids du jour et la
chaleur » (Mt 20, 1-16).
En
conséquence : la charité ne peut être neutre, aseptisée, indifférente,
tiède ou impartiale ! La charité contamine, passionne, risque et
implique ! Parce que la charité véritable est toujours imméritée, inconditionnelle
et gratuite ! (cf. 1 Co 13). La charité est créative pour trouver le
langage juste afin de communiquer avec tous ceux qui sont considérés comme
inguérissables et donc intouchables. Trouver le langage juste… Le contact est
le vrai langage communicatif, le même langage affectif qui a transmis la
guérison au lépreux. Que de guérisons nous pouvons accomplir et transmettre en
apprenant ce langage du contact ! C’était un lépreux et il est devenu
annonciateur de l’amour de Dieu. L’Évangile dit : « Un fois parti,
cet homme se mit à proclamer et à répandre la nouvelle » (Mc 1, 45).
Chers
nouveaux Cardinaux, ceci est la logique de Dieu, ceci est la route de
l’Église : non seulement accueillir et intégrer, avec un courage
évangélique, ceux qui frappent à notre porte, mais sortir, aller chercher, sans
préjugés et sans peur, ceux qui sont loin en leur manifestant gratuitement ce
que nous avons reçu gratuitement. « Celui qui déclare demeurer dans le
Christ doit, lui aussi, marcher comme Jésus lui-même a marché » (1 Jn 2,
6). La totale disponibilité pour servir les autres est notre signe distinctif,
est notre unique titre d’honneur !
Et
pensez bien, en ces jours où vous avez reçu le titre cardinalice, invoquons
l’intercession de Marie, Mère de l’Église, qui a souffert elle-même l’exclusion
à cause des calomnies (cf. Jn 8, 41) et de l’exil (cf. Mt 2, 13-23), afin
qu’elle nous obtienne d’être des serviteurs fidèles à Dieu. Qu’elle nous
enseigne – elle qui est la Mère – à ne pas avoir peur d’accueillir avec tendresse
les exclus ; à ne pas avoir peur de la tendresse. Que de fois nous avons
peur de la tendresse ! Qu’elle nous enseigne à ne pas avoir peur de la
tendresse et de la compassion ; qu’elle nous revête de patience pour les
accompagner sur leur chemin, sans chercher les résultats d’un succès
mondain ; qu’elle nous montre Jésus et nous fasse marcher comme lui.
Chers frères nouveaux Cardinaux, regardant vers
Jésus et vers notre Mère, je vous exhorte à servir l’Église, de façon que les
chrétiens – édifiés par notre témoignage – ne soient pas tentés d’être avec
Jésus sans vouloir être avec les exclus, s’isolant dans une caste qui n’a rien
d’authentiquement ecclésial. Je vous exhorte à servir Jésus crucifié en toute
personne exclue, pour quelque motif que ce soit ; à voir le Seigneur en
toute personne exclue qui a faim, qui a soif, qui est nue : le Seigneur
qui est présent aussi en ceux qui ont perdu la foi, ou qui se sont éloignés de
leur propre foi ou qui se déclarent athées; le Seigneur qui est en prison,
qui est malade, qui n’a pas de travail, qui est persécuté ; le Seigneur
qui est dans le lépreux – en son corps ou en son âme –, qui est
discriminé ! Nous ne découvrons pas le Seigneur, si nous n’accueillons pas
l’exclu de façon authentique ! Rappelons-nous toujours l’image de saint
François qui n’a pas eu peur d’embrasser le lépreux et d’accueillir ceux qui
souffrent toutes sortes de marginalisation. En réalité, chers frères, sur
l’évangile des exclus, se joue, se découvre et se révèle notre
crédibilité.