lundi 23 juillet 2012


Thérèse et les incroyants 
(par Jacques Fau)


Lorsque Thérèse raconte à Mère Marie de Gonzague, en juin 1897, ses tentations contre la foi, dans le Manuscrit C, elle écrit : « Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait sentir qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi, qui par l’abus des grâces perdent ce précieux trésor, source des seules joies pures et véritables. » (5 v°, p.241). Elle reconnaît qu’auparavant, elle ne croyait pas qu’il y ait des impies, n’ayant pas la foi : « Je croyais qu’ils parlaient contre leur pensée en niant l’existence du Ciel, du beau Ciel où Dieu Lui-Même voudrait être leur éternelle récompense. » (ibid.). Essayons de comprendre comment s’est fait ce retournement de perspective et comment elle réagit face à cette découverte de l’incroyance.


1 - L’innocence de l’enfance


Élevée dans une famille profondément chrétienne, où la foi était vécue de façon très régulière, tout naturellement, sans contrainte. Dans l’innocence de son enfance, elle n’imaginait pas qu’on puisse vivre sans aucune référence à l’Amour de Dieu. Pourtant, à son époque, le mouvement anticlérical existait et il était même bien implanté en Normandie. Son père, revenant d’un pèlerinage, avait dû affronter les quolibets et même les huées de manifestants, attendant les pèlerins à la gare. Son oncle Isidore Guérin sera un ardent défenseur des idées chrétiennes et déploiera toute son énergie par la plume, pour lutter contre les anticléricaux.
Mais Thérèse, dans son enfance, restait étrangère à ces combats. Sa foi vive se déroulait dans la sereine tranquillité de tous les jours : la prière, l’assistance à la messe, les exercices de piété tenaient une grande place. Nous avons un témoignage remarquable de sa foi vive, dans le récit de sa première communion : « Le beau jour entre les jours arriva enfin, quels ineffables souvenirs ont laissés dans mon âme les plus petits détails de cette journée du Ciel ! […] Mais je ne veux pas entrer dans les détails, il est de ces choses qui perdent leur parfum dès qu’elles sont exposées à l’air […] Ah ! qu’il fut doux le premier baiser de Jésus à mon âme !... Ce fut un baiser d’amour, je me sentais aimée, et je disais aussi : « Je vous aime » […] Ce jour-là ce n’était plus un regard mais une fusion, ils n’étaient plus deux, Thérèse avait disparu, comme la goutte d’eau qui se perd au sein de l’océan. Jésus restait seul, Il était le maître, le Roi. » (A 35 r°, p.124-125). 



Quelques années plus tard, on trouve ces mêmes sentiments de joie profonde dans ce qu’on appelle les « conversations du Belvédère ». Thérèse et Céline étaient devenues « sœurs d’âme ». Au Belvédère des Buissonnets, elles ont chaque soir, des conversations hautement spirituelles : « “doucement voilé, sous des ombres et des figures” ; c’était de cette manière qu’Il daignait se manifester à nos âmes, mais qu’il était transparent et léger le voile qui dérobait Jésus à nos regards !... Le doute n’était pas possible, déjà la Foi et l’Espérance n’étaient plus nécessaires, l’amour nous faisait trouver sur la terre Celui que nous cherchions. » (A 48 r°, p.148).
Sans doute c’est une bien triste lueur que celle des éclairs, mais au moins, si l’orage avait éclaté ouvertement, j’aurais pu apercevoir un instant Jésus... c’était la nuit, la nuit profonde de l’âme... comme Jésus au jardin de l’agonie, je me sentais seule, ne trouvant de consolation ni sur la terre ni du côté des Cieux, le Bon Dieu paraissait m’avoir délaissée !!!... » (A 51 r°, p.153).




2 - Épreuves pour réaliser sa vocation



Mais ces « aspirations divinement embaumées » s’affronteront aux épreuves d’obscurité, aux difficultés qui surgiront dans la vie de Thérèse, particulièrement au moment où elle veut réaliser son projet d’entrer au Carmel à 15 ans. « Après avoir obtenu le consentement de Papa, je croyais pouvoir m’envoler sans crainte au Carmel, mais de bien douloureuses épreuves devaient encore éprouver ma vocation. » (A 50 v°, p.152). Son oncle oppose un refus catégorique, avant qu’elle ait 17 ans : « C’était contraire à la prudence humaine ». Et il avance des raisonnements philosophiques pour motiver son refus. Il est intéressant de voir comment Thérèse fait face à cette épreuve douloureuse : « Avant de faire luire sur mon âme un rayon d’espérance, le Bon Dieu voulut m’envoyer un martyre bien douloureux qui dura trois jours. Oh ! jamais je n’ai si bien compris que pendant cette épreuve, la douleur de la Ste Vierge et de St Joseph cherchant le divin Enfant Jésus... J’étais dans un triste désert ou plutôt mon âme était semblable au fragile esquif livré sans pilote à la merci des flots orageux... Je le sais, Jésus était là dormant sur ma nacelle, mais la nuit était si noire qu’il m’était impossible de le voir, rien ne m’éclairait, pas même un éclair ne venait sillonner les sombres nuages... 

3 - L’obscurité de la foi


Après son entrée au Carmel, elle connaîtra de nombreux moments d’obscurité de la foi. Elle nous en donne un exemple au moment de sa retraite préparatoire à sa profession. Dans une lettre à Mère Agnès, elle dévoile les sentiments qu’elle éprouve : « Il faut que la petite solitaire vous dise l’itinéraire de son voyage […] Vous savez où je désire me rendre […] menez-moi donc par les sentiers qu’il aime à parcourir […]. Alors Jésus m’a prise par la main, et Il m’a fait entrer dans un souterrain où il ne fait ni froid ni chaud, où le soleil ne luit pas et que la pluie ni le vent ne visitent pas, un souterrain où je ne vois rien qu’une clarté à demi voilée, la clarté que répandent autour d’eux les yeux baissés de la face de mon Fiancé ! » (LT 110).
Le chemin de l’obscurité de la foi sera celui de Thérèse pendant la plus grande partie de sa vie au Carmel.

4 - L’épreuve du doute


Mais avec la première hémoptysie, le Vendredi Saint 1896 va voir une épreuve plus douloureuse encore. « L’orage grondait bien fort dans mon âme depuis la belle fête de votre triomphe, la radieuse fête de Pâques » (B 2 r°, p.222), écrit-elle en septembre 1896. Tout change pour elle. Elle jouissait alors, comme elle dit elle-même, d’une foi si vive que la pensée du ciel faisait tout son bonheur (cf. C 5 r°, p.241). « [Jésus] permit que mon âme fût envahie des plus épaisses ténèbres et que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat ou de tourment. » (C 5 v°, p.241). Et la tentation prend une forme agressive : « il me semble que les ténèbres, empruntant la voix des pécheurs, me disent en se moquant de moi : “Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves parfums, tu rêves la possession éternelle du Créateur de toutes ces merveilles, tu crois sortir un jour des brouillards qui t’environnent ! Avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant.” » (C 7 v°, p.243).
Et voilà qu’elle se trouve donc du côté des incroyants. La situation a changé du tout au tout, au lieu de la joie sereine en pensant au ciel, c’est le noir absolu, le doute lancinant. Elle aurait pu démissionner, tout laisser tomber, ou bien se révolter contre Dieu. Elle vit dans sa chair ce qui est raconté au livre de Job. Or, ce n’est pas comme cela qu’elle réagit. « Je cours vers mon Jésus, je Lui dis être prête à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour confesser qu’il y a un Ciel. » (C 7 r°, p.243).
Elle multiplie les actes de foi et copie le Credo avec son sang sur un papier placé dans le livre des évangiles, qu’elle porte toujours sur elle. Il est important de voir le message qu’elle veut transmettre aux incroyants.



5 - La table des pécheurs
Se trouvant plongée au cœur même de l’incroyance, nous l’avons dit, son réflexe n’est pas de condamner, comme la mentalité ambiante la pousserait à le faire. Dans la récréation pieuse, « Les anges à la crèche », elle a stigmatisé cette attitude. L’ange du Jugement dernier en appelle à la vengeance de Dieu.
pécheurs avant le jour que vous avez marqué... » (C 6 r°, p.242). 
« Oublies-tu donc, Jésus, beauté suprême ! Que le pécheur doit être enfin puni ?... […] Au jugement je châtierai le crime Tous les ingrats je veux exterminer… Mon glaive est prêt !... Jésus, douce victime !... Mon glaive est prêt !!... Je saurai te venger !!!... » (RP 2, 17, p.817)
Thérèse se met du côté des incroyants et elle fait cette prière : « Ayez pitié de nous Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs ! » (ibid.). Nous retrouvons cette même attitude bienveillante à l’égard d’Hyacinthe Loyson. Alors que les journaux parlent du « moine renégat », Thérèse dit : « Notre frère le fils de la Sainte Vierge » (LT 129, p.440).
6 - Le message de Thérèse
Ne pas condamner, se situer au même niveau que ses « frères incroyants », demander pardon en leur nom et implorer la miséricorde : voilà alors le changement d’attitude qui s’est effectué. Pour autant, Thérèse ne renonce pas à sa foi, elle veut transmettre à son frère incroyant un message d’espérance et d’amour.
La préoccupation du « salut des âmes » l’a toujours habitée, mais il a été exprimé clairement au moment de la grâce de Noël : « [Jésus] fit de moi un pécheur d’âmes, je sentis un grand désir de travailler à la conversion des pécheurs » (A 45 v°, p.143). Le premier bénéficiaire de cette soif des âmes sera Pranzini (son « premier enfant »), à qui elle veut éviter d’aller en enfer. Ce désir ne cessera de grandir. Au moment de sa profession, elle écrit : « Ce que je venais faire au Carmel, je l’ai déclaré aux pieds de Jésus-Hostie, dans l’examen qui précéda ma profession : “Je suis venue pour sauver les âmes et surtout afin de prier pour les prêtres.” » (A 69 v°, p.187). C’est un désir qui est viscéralement inscrit en elle. Elle le redira dans son Acte d’offrande : « je désire […] travailler à la glorification de la Sainte Église en sauvant les âmes qui sont sur la terre » (Pri 6, p.962). C’est bien le mobile profond de sa vie : que ce soit dans le travail quotidien ou dans l’offrande de sa souffrance.
Ce qu’elle veut transmettre, c’est la confiance en l’Amour miséricordieux. « À la loi de crainte a succédé la loi d’Amour » (B 3 v°, p.226). À tous ceux qui, pour des raisons diverses, ont perdu la foi, elle ne veut pas faire la leçon, mais transmettre un message, source de joie la plus profonde. Le Père nous a tant aimés qu’il nous a donné son Fils unique. « Il l’a envoyé non pas pour juger et condamner mais pour sauver. » (cf. Jn 3,19)


Ce dont Thérèse veut témoigner, c’est que notre Dieu est un Dieu d’Amour et que cet Amour est d’abord miséricorde. À ceux qui ont pu s’éloigner en raison d’une fausse image d’un Dieu vengeur, elle veut témoigner de ce qui la fait vivre : « Ma vocation, c’est l’Amour ». Son témoignage est d’inviter à croire à cet amour miséricordieux, qui ne demande qu’à accueillir, à pardonner. Pour cela, elle invite à s’abandonner comme elle, à l’Amour d’un Père qui est toute tendresse. Lui faire confiance, voilà bien le maître mot : « C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour. » (LT 197, p.553). Elle veut redire sa foi : « Tout en n’ayant pas la jouissance de la Foi, je tâche au moins d’en faire les œuvres. Je crois avoir fait plus d’actes de foi depuis un an que pendant tout ma vie. […] je cours vers mon Jésus, je Lui dis être prête à verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour confesser qu’il y a un Ciel. » (C 7 r°, p.243). Parfois, il est vrai, ce combat se situe au milieu des épreuves, en dehors de toute satisfaction sensible : « c’est alors le moment de la joie parfaite pour le pauvre petit être faible. Quel bonheur pour lui de rester là quand même, de fixer l’invisible lumière qui se dérobe à sa foi ! » (B 5 r°, p.230). 



Les derniers mots du Manuscrit C expriment bien ce qui fait le fond de sa foi : l’invitation à la confiance et à l’Amour, plus fort que tous nos doutes. Ils sont d’autant plus émouvants que ce sont les derniers mots écrits par elle, qui ne peut même plus tenir un porte plume et trace au crayon cet ultime témoignage. « Ce n’est pas à la première place, mais à la dernière que je m’élance ; au lieu de m’avancer avec le pharisien, je répète, remplie de confiance, l’humble prière du publicain ; mais surtout j’imite la conduite de Madeleine, son étonnante ou plutôt son amoureuse audace qui charme le Cœur de Jésus, séduit le mien. Oui je le sens, quand même j’aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j’irais, le cœur brisé de repentir, me jeter dans le bras de Jésus, car je sais combien Il chérit l’enfant prodigue qui revient à Lui. Ce n’est pas parce que le bon Dieu, dans sa prévenante miséricorde, a préservé mon âme du péché mortel que je m’élève à Lui par la confiance et l’amour. »