Marthe, Marie et Lazare habitaient
Béthanie, bourgade à quelques kilomètres à l'est de Jérusalem, sur la route de
Jéricho.
Marthe, Marie et Lazare coulaient
des jours sans histoires dans un paysage de maisonnettes entre ocre et blanc
surmontées de terrasses qu'ombrageaient des frissons de palmes, où ça sentait
bon le parfum des lauriers et du jasmin, où des enfants piaillaient en jouant
dans la poussière rouge, où il y avait des ânes, des poules, du linge qui
séchait et des figues.
Marthe, Marie et Lazare: une
fratrie.
La petite Marie nous pose problème :
d'aucuns croient voir en elle Marie-Madeleine, la troublante pécheresse
pardonnée par Jésus "parce qu'elle a beaucoup aimé", celle aussi à
qui, dans l'éblouissante lumière du matin de Pâques, le Christ allait confier
la mission bouleversante (elle en fut d'ailleurs bouleversée, la petite !)
d'aller annoncer sa Résurrection aux disciples qui s'étaient cachés, de peur de
subir le même sort que leur Maître.
D'autres, notamment l'Église
d'Orient et la plupart des exégètes protestants, pensent que la sœur de Marthe
et Lazare était une autre Marie, tout effacée, toute simple et toute pure,
douce et suave.
Pour sa sœur Marthe, on n'a pas de
doute : c'était le genre maîtresse femme ayant son franc-parler, régentant la
maison de la cave au grenier, prompte à mettre les poings sur ses hanches et à
fulminer parce que son chevreau allait être trop cuit et ses galettes
brûlées.
De passage à Béthanie, c'est chez
Marthe, Marie et Lazare que Jésus choisit de s'arrêter pour se restaurer.
Béthanie en 1900 |
On connaît la saynète, une des plus
délicieuses des Évangiles : tandis que Marthe s'agite pour préparer le repas,
Marie papote avec Jésus. De quoi parlent-ils, tous les deux ? De Dieu. Et
Marthe, ça l'énerve. Oh ! ce n'est pas que la brave Marthe désapprouve un tel
sujet de conversation, mais enfin, est-ce bien le moment de faire de la
théologie alors qu'il y a la table à dresser, les légumes à éplucher, les
volailles à plumer, les poissons à écailler, les pains à mettre au four et le
vin à tirer ?
Car le repas que mijotait Marthe
devait être du genre banquet, Jésus s'étant probablement invité avec ses douze
disciples. Et Marthe d'interrompre Jésus et de le prier de bien vouloir dire à
la petite Marie de venir prêter main-forte à sa grande sœur.
Et Lazare, dans tout ça ? Il fait
vaguement de la figuration. Entre l'ingénue et le dragon, Lazare semble avoir
été un frère effacé, mais très aimé et tendrement couvé par ses deux sœurs.
Peut-être ce garçon était-il un rien souffreteux ? La preuve: peu de temps
après le festin de Béthanie, on vient avertir Jésus que Lazare ne va pas bien
du tout: "Seigneur, celui que tu aimes est malade".
Cette expression "celui que tu
aimes" ne pèse pas rien ! Car on admettra qu'elle sousentend une relation
affective particulièrement intense de Jésus pour Lazare. Nous ne savons presque
rien de sa vie, de ses œuvres, de ses mérites, mais Jésus aimait Lazare
l'effacé, Lazare le discret. Ce secret bonhomme devait être aussi un sacré
bonhomme pour pouvoir se prévaloir ainsi de l'amitié du Fils de Dieu.
Cela me suffit et, surtout, cela me
rassure. Car j'entends souvent marmonner que les saints appartiendraient à une
espèce désormais disparue et que notre époque, en matière de sainteté, serait
celle des vaches maigres. Heureusement, il y a cet excellent Lazare pour nous
rappeler que certains saints peuvent apparaître à nos sens endormis comme
incolores, inodores et sans saveur. Qu’ils peuvent, en somme, nous passer sous
le nez. Et voilà pourquoi je me plais parfois, dans le grand hall de la gare
Saint Lazare (justement !) à imaginer qu'au milieu de cette foule grise, je
bouscule quelques saints sans le savoir. Quelques saints qui, eux aussi,
sentent le chien mouillé et le tabac froid, et qui, comme tout le monde,
comptent leur monnaie pour acheter leur journal.
Or donc, après avoir longuement
tergiversé, Jésus consent enfin à se rendre au chevet de son cher ami Lazare.
Bien entendu, Marthe ne manque pas l'occasion de trépigner (elle me plaît
beaucoup, moi, cette Marthe qui "engueule" Dieu): si Jésus s'était un
peu remué, dit-elle, s'il était venu dès qu'on l'a prévenu que Lazare filait un
mauvais coton, Lazare ne serait pas mort.
Car Lazare est mort et bien mort:
badigeonné d'huiles et d'aromates, tout entortillé de bandelettes et mis au
tombeau comme on met un pain au four.
Alors, il se passe quelque chose
d'extraordinaire: Jésus pleure. Et ce n'est pas un petit chagrin de convention:
pour qualifier ces larmes du Christ, le texte emploie un mot réservé à la
description des torrents gonflés jusqu'à la fureur par les pluies de printemps.
Pourquoi Jésus pleure-t-il ainsi ?
Lazare mérite-t-il donc un pareil déluge lacrymal ? Et d'ailleurs, pourquoi
Jésus pleurerait-il sur Lazare mort puisqu'il sait qu'il va ressusciter ?
Si ce n'est pas sur Lazare que
pleure Jésus, alors sur qui ? Ou plutôt, sur quoi ? Une hypothèse est que le
Christ est navré par les ravages de la mort. Car décidément non, le fils du
charpentier n'aime pas la mort. Les quatre Évangiles contiennent, comme un fil
rouge en filigrane, la constante de l'aversion, de la détestation de Dieu pour
la mort. J'aime que Dieu n'aime pas la mort. Qu'il la trouve hideuse,
hors-la-loi de son amour. J'y vois l'évidence qu'il la vaincra, qu'il l'a déjà
vaincue.
Une autre hypothèse, bien exaltante
elle aussi, est que Jésus pleure parce qu'il ne peut pas faire autrement que
ressusciter Lazare; ce faisant, il va certes conforter la foi de toute une
foule de témoins, mais il va arracher son ami, celui qu'il aime, à ce monde de
joie sans fin où l'avait propulsé le passage de la vie à ce qu'on appelle la
mort. J'en retire la certitude que l'Au-delà est si beau que Jésus se désole à
la pensée d'en priver (provisoirement) Lazare.
J'ai depuis fort longtemps, sur mon
bureau, une petite image montrant une porte ouverte avec ces simples mots de
Jésus appelant son ami: "Lazare, viens à la lumière !" Je me demande
si l'image ne se trompe pas. Si les mots justes n'auraient pas dû être plutôt:
"Lazare, mon vieux Lazare, pardon de t'arracher à la lumière du Ciel,
mais, pour l'édification des mécréants, je dois te ramener à la nuit de la
Terre."
Après sa résurrection, Lazare
continua d'être l'homme discret, le "taiseux", comme on dit en
Normandie, qu'il avait toujours été. C'est bien dommage, évidemment, mais ce
n'est pas sur lui que nous pouvons compter pour savoir comment c'est
"là-haut". Pourtant, cette résurrection avait attiré un monde fou à
Béthanie. Comment Lazare réussit-il à tenir sa langue, à échapper aux paparazzi
de l'époque, à se dérober à l'incontournable discours sur l'agora (l'équivalent
antique de nos conférences de presse), alors qu'une foule en délire s'agrippait
probablement à lui comme nos groupies hystériques après une rock star ? Car
enfin, le premier homme qui revient de la mort, voilà quelque chose d'épicé !
D'aucuns veulent justifier le silence lazaréen par la menace de mort que les
grands prêtres s'empressèrent de faire peser sur lui – mais cela ne tient pas:
si quelqu'un n'avait décidément plus peur de la mort, c'était bien Lazare!
Alors quoi ? Une amnésie salutaire ?
Peut-être. Mais je préfère imaginer que Jésus, en embrassant son ami à sa
sortie du tombeau, en l'aidant à se désemberlificoter de ses bandelettes, lui
aura chuchoté: "S'il te plaît, Lazare, surtout ne leur raconte rien: c'est
tellement beau, chez mon Père, laissons-leur la surprise, d'accord ?" Et
Lazare a joué le jeu. Ah ! Elle coûte cher à notre curiosité, l'amitié de
Lazare de Béthanie et de Jésus de Nazareth !
d'après Didier Decoin
http://www.mamala.eu
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