Mystique et langage artistique
Angoulême, 23 mars 2018
« Déambulations mystiques »
Nécessité, ce soir, d’interrompre notre simple « déambulation » et d’aller vers le fondamental,
même si le propos peut paraître plus austère et moins touristique.
Mystique, langage artistique : au fait, de quoi s’agit-il ?
Nécessité d’être au clair.
Loin de nous, cependant, la prétention de donner des définitions. Nous essaierons
d’approcher...
Le mot « mystère » est né dans l’Antiquité grecque avec les cultes dits à « mystères ».
Principalement les Mystères d’Éleusis.
mysterion a rapport avec l’initiation. Le myste est celui qui ferme les lèvres, qui se tait, qui
garde un secret. Un silence de cinq ans était imposé aux disciples de Pythagore...
D’où le double paradoxe :
comment un « mystique » peut-il parler, étant donné qu’il est parvenu dans des régions
qui sont au-delà des mots et que son expérience s’entoure de silence ?
comment peut-on parler des mystiques, de la mystique, si l’on n’est pas parvenu soi-
même à ce degré d’expérience, si l’on n’a pas une connaissance expérimentale du domaine dont
sont familiers les mystiques ?
La parole et la mystique, la mystique et le langage ne sont-elles pas d’emblée incompatibles ?
Après le sens religieux païen, vient l’utilisation chrétienne, et d’abord paulinienne du mot
« mystère »
mystère du Christ
mystère du « Corps » du Christ qui est l’Église
mystère du dessein de Dieu qui est d’incorporer les Nations à ce Corps
A Celui qui a le pouvoir de vous affermir
conformément à l’Évangile que j’annonce en prêchant Jésus Christ,
révélation d’un mystère
enveloppé de silence aux siècles éternels,
mais aujourd’hui manifesté,
et, par des Écritures qui le prédisent
selon l’ordre du Dieu éternel,
porté à la connaissance de toutes les nations
pour les amener à l’obéissance de la foi... (Rm 16, 25-26)
Car vous avez appris, je pense, comment Dieu m’a dispensé la grâce qu’il m’a confiée
pour vous, m’accordant par révélation la connaissance du Mystère... A moi, le moindre
de tous les saints, a été confiée cette grâce-là, d’annoncer aux païens l’insondable
richesse du Christ et de mettre en pleine lumière la dispensation du Mystère : il a été
tenu caché depuis des siècles en Dieu, le Créateur de toutes choses... (Ep 3, 2-3, 8-9)
Les termes « mystère », « mystiques », sont donc des termes proprement religieux qu’il ne faut
pas galvauder. Ne pas tout mélanger, ne pas tout aplatir...
Ce terme dit à la fois un abime et une altitude.
Dans la suite de l’histoire du christianisme, ce terme s’est trouvé lié :
à l’exégèse des Écritures (Traité des Mystères d’Hilaire de Poitiers)
à l’initiation chrétienne – aux sacrements de l’initiation chrétienne (De Mysteriis
d’Ambroise de Milan)
à la liturgie
à la théologie trinitaire : Théologie mystique
À partir du XVIe siècle, la notion de « mystique » s’associe plus étroitement à la vie spirituelle,
à l’oraison mentale, à l’expérience spirituelle sous sa forme individuelle, extrême,
exceptionnelle.
La génération des grands mystiques : Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Ignace de
Loyola
Au XVIIe siècle, la voie mystique prend une consistance particulière et se heurte à
l’incompréhension, voir à la condamnation d’autres postures de foi et de vie chrétienne
Madame Guyon et le pur amour
voir l’Abbé Brémond, L’histoire du sentiment religieux en France
Michel de Certeau : La Fable mystique
Puis, au XIXe siècle, avec le Romantisme, puis avec les Symbolistes, le mot « mystique » se
sécularise, sans perdre pour autant ses références proprement religieuses. Nous arrivons, dans
le monde artistique très particulièrement, à une mystique de substitution, solidaire du nouveau
statut qui est reconnu à l’Art depuis l’Aufklärung comme nouvel Absolu.
J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques... (Rimbaud, Le Bateau ivre)
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux (Baudelaire, La vie antérieure)
Jean Pommier, La mystique de Baudelaire, 1952
L’Art devient le lieu, l’enjeu d’une expérience extrême, « polaire », existentielle (et non plus
simplement artisanale, décorative) dans la recherche d’un Absolu (voir A la recherche de
l’absolu de Balzac ; la notion d’Azur cher Mallarmé).
Avec les progrès d’une sécularisation (qu’il s’agit de reconnaître, d’accompagner, de
comprendre, non de condamner), ce caractère d’absoluité transmigre aujourd’hui volontiers à
d’autres champs de l’expérience humaine : le sport, la politique, le voyage. C’est « culte »,
comme disent certains.
Cette polyvalence du mystique, cette exportation du mystique, sont à interroger. En l’absence
de Dieu – en l’absence du Dieu chrétien officiellement confessé – il se cherche, il se pressent
quelque chose d’extrême, quelque chose de fondamental, dans l’agir de l’homme, dans le faire
de l’homme, dans le dire de l’homme. Quelque chose d’eschatologique dans le langage, dans
les divers langages que sont les expressions artistiques, les expressions-de-soi de l’homme.
Honneur des hommes, saint Langage (Valéry)...
Mais la question se pose : de l’ultime, de l’absolu, de l’abyssal, est-il accessible, est-il
expérimentable, à travers ces différents langages d’auto-expression gratuite de l’homme, à
travers ces différents vouloir-dire, à travers ces différents « traitements de la matière » ?
Autrement dit, que se passe-t-il de fondamental, d’infini, d’ultime, lorsque l’homme élabore
des formes dont l’expression de soi (et non la seule utilité) est la seule raison d’être ? Que se
passe-t-il d’indicible quand l’homme dit quelque chose, avec toute la gravité possible de ce
dire ?
L’émergence du langage – de tout langage digne de ce nom – est le mystère par
excellence : trajectoire qui va du silence à la parole, puis de la parole au silence. Silence natal
et silence ultime. Sortir de la taciturnité et y retourner. La mystique abhorre le bavardage. Est
mystique ce qui donne à pressentir le silence dont il provient, comme ce qui invite à retourner
au silence. Est mystique ce qu’il y a de potentiellement silencieux, de puissamment silencieux
dans le langage même.
C’est ici qu’il nous faut nous méfier de toutes les réductions contemporaines, de toutes
les malfaçons contemporaines aussi bien de l’art que de l’expérience spirituelle, bref, de tout
ce qui, aujourd’hui, plafonne, par évacuation systématique et sécuritaire de toute perspective
transcendante. C’est ainsi que, d’un côté, la vie spirituelle, ouverte par vocation sur la relation
vivante à un Autre, fondée sur l’accueil de la parole d’un Autre, peut se satisfaire aujourd’hui
d’une « méditation » tout juste hygiénique et thérapeutique, et que, d’autre part, on assimile
volontiers le travail artistique, avec ses redoutables exigences, à une simple activité ludique, à
la créativité pulsionnelle, à un loisir. Or il n’y a pas d’art facile. Il n’y a pas davantage de
mystique confortable, raisonnable, « soft ». Le mystique connote l’excès (à condition de bien
entendre cet excès) : l’au-delà, mais pas dans le sens nébuleux que l’on donne à cet adverbe1,
car cet au-delà est en réalité la « gloire » intrinsèque du réel. La mystique n’a rien à voir avec
le farfelu, l’échevelé, le démentiel, le déjanté ; elle n’a rien à voir non plus avec le vague et le
flou : elle éclate dans nos rendez-vous les plus exacts avec le réel. Le langage mystique est
libre, sans doute, mais il est aussi surveillé : par les autres, le cas échéant ; pas son propre auteur
surtout. Maîtrisé, hautement, étroitement surveillé.
La mystique est une certaine forme d’ « abyssalité » – de « fondamentalité » – qui se
révèle en toute sorte d’expérience, et à travers la forme dans laquelle cette expérience prend
chair, et voix, et matière. Un infini qui transparaît, qui respire, qui suinte du momentané lui-
même. La dimension formelle est ici essentielle. Pas de mystique sans forme, sans cette
compatibilité, sans cette intrication du fini et de l’infini.
Il ne suffit pas de faire des expériences, encore moins de collectionner des expériences.
Toute expérience, si humble soit-elle, si ordinaire soit-elle2, demande que l’on descende en son
fond. Pour celui qui prend la peine et le temps de descendre, de gagner le fond de ses
expériences, d’interroger le fond de ses expériences, toute expérience est susceptible de devenir
une expérience mystique : chanter une mélodie, regarder le reflet des arbres sur la rivière,
converser avec quelqu’un, boire du vin, manger du pain... Être mystique, avoir le tempérament
mystique, c’est gagner le fond en tout, toujours. Pour le mystique, tout est profond : pas de
sectorisation de l’existence, pas de classification possible entre ce qui serait susceptible
d’investigation abyssale et ce qui ne le serait pas. Le mystique vit toujours, ou à peu près
toujours au fond, dans l’étonnement, dans l’interrogation de l’abime que cache toute chose,
avec la difficulté – la souffrance – de cohabiter ordinairement avec ceux qui ne vivent pas à ces
profondeurs ou qui en ont censuré en eux l’accès, par peur, par prudence, par lâcheté, par
bienséance sociale, par hantise de sécurité.
Car, de même que toute contrée du réel est susceptible d’une exploration mystique, tout
homme est capable d’une expérience mystique. Le mystique n’est pas d’abord un intellectuel,
ne se confond pas avec un intellectuel : c’est d’abord un vivant, un « plus-que-vif ». Quelqu’un
qui ne s’interdit pas de descendre au fond, pas plus qu’il n’interdit, fût-ce inconsciemment, au
fondamental de monter en lui. Et ce que tous peuvent rejoindre en approfondissant les
expériences les plus ordinaires, c’est un certain fond commun, un certain lieu commun.
L’important n’est donc pas de collectionner de l’inhabituel, du sensationnel, de l’exotique, du
fantastique, mais de séjourner dans le simple donné-à-vivre, d’y descendre. Et c’est ainsi que,
si divers que soient les lieux originels et coutumiers de leur expérience « mystique », les
« mystiques » peuvent se reconnaître les uns les autres, et s’entendre, et se traduire les uns aux
autres leur langage, et se retrouver.
Prenons une expérience donnée. Au lieu de la traverser distraitement, je la reconnais, je
la discerne, je l’accueille comme expérience, je m’y installe comme on s’installe au bord d’un
puits. Au lieu d’obstruer l’orifice du puits qui se présente avec des considérations rationnelles,
avec des cupidités hédonistes, avec des présupposés utilitaires, je descends avec étonnement et
gratitude dans l’abime dont la porte d’entrée semblait être d’abord si petite, si étroite. Je
recueille ce qui m’est donné, et je me recueille moi-même en ce qui est donné (le recueillement
est sans doute le maître-mot de la vie mystique). J’écoute alors ce qui monte du monde – du
petit monde environnant qui s’offre à mon expérience sensible, et par lui, et par elle, du monde
entier (l’expérience mystique est une expérience de la totalité par le chemin du particulier, de l’éternel par le chemin du fugace). Au cœur de ma fruition, je maintiens la distance – la bonne
distance – non pas de l’analyse, mais de la révérence, de l’admiration qui conduit à la gratitude.
Au lieu d’imposer du dehors et d’en haut mon empire rationnel, mes catégories, mes mots eux-
mêmes comme des outils de préhension, je laisse affleurer ce qui se dit tout bas en ce moment
où quelque chose d’inouï et d’étrange me visite. Je m’établis, comme dans une petite totalité
amplement suffisante, dans ce moment de consentement et d’épousailles dont la splendeur
éclipse, pour commencer, tous les mots qui voudraient se hâter de la dire : il n’y aura de mots
justes que ceux que je laisserai monter. Monter du monde. Monter de moi d’accord avec le
monde qui se donne à moi en ce moment sous d’infimes et fragiles espèces. Tel est le moment
mystique de l’expérience. Ce qui est sollicité, ému alors en moi, ce n’est pas mon intellect, mais
cette réalité subtile, fondamentale, ombreuse, complète, qui s’appelle ma chair. Car la
synonymie couramment reçue du mystique et du spirituel ne signifie en aucun cas
désincarnation, et n’implique aucune résolution de congédier la chair : la chair est là, au
contraire, plus que jamais, mais à un degré tout à fait inédit d’éducation, de sensibilité, d’éveil.
C’est dans la chair – et elle seule – que je fais connaissance. C’est dans la chair, tout bas – au
commencement – qu’une parole se dit. Au commencement était la parole... Une connivence,
une conversation s’établit tout bas entre ma chair et la chair du monde où j’ai lieu d’être. Dans
l’instant ordinairement miraculeux de l’expérience, je saisis dans ma propre chair l’actualité du
monde. Alors, tout peut devenir important, tout peut devenir solennel, tout peut devenir
commencement. Comme cet arbre que je vois ce matin se refléter avec des trémulations sur la
rivière. Tout peut s’avérer être puits, tout peut se révéler abîme, tout peut donner le vertige, tout
peut être visité et me visiter jusqu’au fond. L’expérience ainsi approfondie s’accompagne d’une
dilatation du sujet : devenu spacieux, vacant, celui-ci se désoccupe de lui-même, échappe à
l’obsession de lui-même.
L’expérience mystique n’a besoin d’aucun d’excitant artificiel (même religieux) : elle
n’attend que ma totale disponibilité et, dirais-je, ma tendresse. Le rien, le presque-rien se révèle
tout à coup interstice par lequel un infini émane et fait résurgence. Ce moment interroge en moi
ce qu’il y a de plus profond : il éveille, il émeut ce qu’il y a en moi de proprement in-fini. Après,
pour me rendre compte à moi-même, pour faire mémoire, pour inviter d’autres à venir voir, à
venir boire, je tâcherai de mettre des mots, en ayant d’abord reçu, en un éclair absolument
immaîtrisable, quelques mots, quelques sons, qui m’auront été donnés. Tout le travail
d’écriture, fait de labeur autant que d’abandon, consistera à rebrousser chemin vers l’indicible.
L’orifice de l’expérience mystique est l’orifice d’un puits, et ce puits est une insondable
question. Est mystique tout ce qui prend la profondeur abyssale d’une question. On connaît le
beau mot d’Angélus Silésius : Die Rose ist ohne warum, la rose est sans pourquoi. C’est-à-dire
que sa raison d’être, la raison d’être de sa beauté est si profonde que ma question « pourquoi ? »
est elle-même trop courte pour l’atteindre. Au fond de la rose, de la rivière, de la chair de l’être
aimé, se révèle tout à coup un infini qui est aussi un autre : l’expérience mystique est
foncièrement altruiste, et en ce sens foncièrement religieuse. Les expériences mystiques non
confessionnelles, ou infra-confessionnelles, ne sont donc honnêtes – et par conséquent
authentiques – qui si, jusque dans l’abstention, jusque dans la suspension de toute nomination
explicite de Dieu, elles demeurent ouvertes à l’éventualité d’un tout-autre qui se révèle en leurs
profondeurs. Dans l’autre sens, celui qui confesse explicitement le Dieu de la foi chrétienne
pourra accueillir fraternellement, avec bienveillance, et bien davantage encore que de la
bienveillance, les expériences authentiquement abyssales que d’autres peuvent faire (très
particulièrement les artistes), en exterritorialité apparente par rapport à toute confession
religieuse explicite. Tout homme qui pressent l’abyssal est mon frère, et ce bien davantage,
parfois, que ceux qui professent par pure convention une foi qu’ils n’approfondissent pas, qui
ne les inquiète pas. Tout homme qui s’ouvre à l’effraction de l’infini à travers le fini, de l’éternel
à travers le fugace, de l’aubier à travers l’écorce des choses, m’est sympathique ; cet homme-
là est plus authentiquement religieux que bien d’autres qui ne sont que par « habitude » (au sens
de Péguy). C’est ainsi qu’après nous être montrés sévères à l’endroit de toutes les réductions
commerciales du mystique, nous pouvons – nous devons nous montrer cordialement fraternels
envers toutes les expériences authentiquement abyssales que peuvent faire nos contemporains,
toute les expériences authentiquement analogues à l’expérience mystique au sens traditionnel
du terme. Les profondeurs que nous entrevoyions les uns et les autres par des chemins divers
sont un véritable lieu commun, un lieu proprement œcuménique dans lequel peut se construire
aujourd’hui notre communion : une patrie commune de l’inquiétude et de la beauté.
Silencieuse en ses origines et en son terme, l’expérience mystique n’a rien d’autiste ;
elle n’a rien d’un isoloir. Si personnelle qu’elle soit, elle débouche sur un partage, elle appelle
ce partage. Cette capacité à se communiquer, à inviter d’autres en ses profondeurs, est même
l’indice de son authenticité. Certes, les grands mystiques sont des solitaires, mais leur
recueillement immense se fait aussi immense accueil. Il est des secrets dont la grandeur s’évalue
au fait qu’ils se partagent. Des secrets de magnificence, et non de mesquinerie.
L’expérience mystique n’est pas inerte : elle est profondément dynamique. Loin de
tétaniser l’être, d’inhiber l’être, elle le mobilise. Elle convoque tout le faisceau de ses facultés
et de ses énergies. Elle le transfigure, elle l’immunise contre toutes les puissances de destruction
et de tristesse. Il est certaines illuminations qui tiennent les ténèbres en respect, certaines extases
qui arrachent à ce repli sur soi qu’encourage si souvent la souffrance. Ne recherchons pas avec
gourmandise des illuminations extraordinaires, des extases mirobolantes, mais établissons-nous
dans cette espèces d’extase fondamentale (une « basse continue »), qui, en nous intéressant au
mystère universel, nous dépayse incessamment de notre préoccupation maladive de nous-
même. L’efficacité est proportionnelle au recueillement : le mystique est probablement le plus
grand homme d’action, et ce, jusqu’à travers les grandes passivités qu’il assume.
L’expérience mystique, la vie mystique, ne dispense pas pour autant de la souffrance,
naturellement. Elle intègre plutôt, elle assume la souffrance et la mort, elle les compte avec
lucidité parmi ses ingrédients. Elle ne nous rend ni bêtes ni béats. C’est précisément parce que
je suis mortel, parce que je suis fini, parce que je suis caduc, qu’une expérience de l’infini est
possible et que cette expérience prend tout son prix. C’est parce que je vais mourir qu’il y a du
vif, du plus-que-vif à vivre. C’est parce qu’il y a de l’aigu à mourir qu’il y a aussi de l’aigu à
vivre. Aussi nous faut-il récuser énergiquement toutes les mystiques de mauvais aloi qui nous
anesthésieraient, qui nous distrairaient de notre condition réelle. Et la création artistique ne va
pas non plus sans souffrance ; une souffrance qui vient, comme le remarquait Nietzsche, non
pas tant de l’acte de création lui-même, que du fait que l’on ne crée jamais tout ce que l’on
voudrait créer.
Écriture, peinture, musique, sont autant de langages. Il y a le langage des couleurs
(peinture), le langage des images (cinéma), le langage des volumes (architecture), le langage
des sons (musique et poésie). Notons que dans la hiérarchie de son Esthétique, Hegel mettait
au sommet les arts du son. Comment ces langages sont-ils en mesure d’exprimer le mystère qui,
par définition, ferme les lèvres et dépasse toute expression ? N’y a-t-il pas contradiction ?
Comment le dire approche-t-il de l’indicible ? Au vrai, le propre, la grâce, la vocation du
langage artistique est de « causer » du mystère à voix basse, non pas sur le registre de
l’explication rationnelle, mais de manière latérale, oblique, allusive, symbolique. L’œuvre d’art
véritable ne bavarde pas, elle non plus : elle s’entoure de taciturnité, même lorsqu’il s’agit d’un
art des sons, comme la musique et la poésie. Ajoutons que tout langage authentique, en nous,
entre nous, ou destiné à Dieu, est de nature mystique, prégnant du silence dont il émane comme
du silence auquel il conduit.
Pourvu qu’elle ne soit point un simple amateurisme, l’expérience artistique peut accéder au
statut d’expérience mystique. Non pas une expérience mystique qui se penserait et se voudrait
positivement comme sécularisée, subsidiaire, rivale ou concurrente de l’expérience religieuse,
mais une expérience mystique réelle, douée de sa plénitude et de sa légitimité propres.
L’expérience artistique ne remplace pas l’expérience religieuse au sens strict, comme si cette
dernière était désormais impossible ou caduque : elle lui est analogue, elle l’accompagne, elle
la croise, elle la confirme. J’attirerai ici l’attention sur trois caractéristiques :
a) L’artiste, comme le mystique, se situe aux premières loges d’un mystère tout à fait premier :
il se tient au chevet de la naissance des choses, le mystère tout à fait premier étant bien sûr un
mystère de nativité. Il se tient aux portes de l’apparaître du monde (comme épiphanie).
Davantage encore, par son geste, par son travail, et sans qu’il ait pour autant la prétention de
s’arroger le nom problématique de « créateur », il participe à la naissance des formes, il
enlumine et escorte celles qui sont déjà venues au monde. Il se tient comme un ravi dans l’acte
de naissance même du monde. Il accueille dans sa propre existence, dans son propre emploi du
temps, le travail du monde à naître. À la différence d’autres qui font leur métier de
l’exploitation, de l’utilisation des mots et des choses, il n’a pour ambition que de se faire le
contemporain de l’advenir du monde, l’appariteur de l’être-là du monde. Pour autant qu’il se
tient à ce degré originel, radical – à la racine des mots et des choses –, qu’il se tient à pied
d’œuvre du réel, in principio, l’artiste cousine, sympathise naturellement avec le mystique : il
partage son étonnement autant que sa gratitude. Et puis, nous le savons bien : le seul langage
qui soit à notre disposition sur l’ineffable, c’est bien souvent le langage artistique... Ce langage-
là est le plus pertinent, le plus exact, le plus pionnier, le plus audacieux, le plus compréhensif
et le plus compréhensible, le plus approchant, le plus synthétique, le plus concis, sur ce que
l’homme pressent d’essentiel et d’ultime.
b) Autre trait « mystique » de l’artiste : il n’opère aucune ségrégation, il ne prononce aucune
condamnation : à ses yeux tout est digne de considération et tout peut lui servir de point
d’essor ; tout peut lui donner matière à une « élévation sur les mystères », pour user d’une
expression de la langue classique, parce qu’il pressent un mystère en toute chose : ce peut être,
dans le cas du peintre, un beau visage, mais aussi un fruit, une cruche, une paire de brodequins,
une façade lépreuse. L’exhibition, l’illustration, la promotion de telle chose particulière par
l’artiste, sous-entend de sa part, s’il se peut dire (et pour passer à l’ordre acoustique), un
hommage à l’universalité du réel. En individuant les choses, en les présentant à nous dans leur
pleine « autonomie », dans leur pleine consistance ontologique, l’artiste épaissit encore leur
mystère, y ajoutant encore le mystère de la relation qu’il entretient avec elles.
c) Ce que l’artiste et le mystique partagent, enfin, c’est l’état amoureux. L’état ardent.
L’incandescence. Là est sans doute le cœur de l’affaire. Le mystique ne cesse de vérifier l’adage
formulé par Grégoire le Grand : Amor ipse notitia est. Autrement dit : « L’amour même est
connaissance », ou, en sollicitant un peu le texte : c’est en aimant que l’on fait connaissance.
Connaissance et incandescence sont inséparables. Le mystique possède la connaissance
intuitive de l’amour. C’est dans la vive flamme qu’il vit, qu’il voit, qu’il épouse. Et l’artiste, lui
aussi, sait d’expérience qu’il ne fait rien de bon s’il n’a pas aimé beaucoup avant de se mettre
à l’ouvrage, s’il ne continue pas d’aimer beaucoup au cœur de son ouvrage lui-même. C’est
dans l’intensité de l’amour qu’il met son œuvre au monde. Les chefs d’œuvres sont toujours les
fils d’un certain amour qui les porte et ne cesse de les habiter. D’aucuns appelleront cette
incandescence créatrice l’inspiration : il y a là un mystère sur lequel l’artiste lui-même, s’il est
honnête, se montrera toujours très pudique, très prudent, très taciturne. Car l’artiste, jamais sûr
de lui-même, ne connaît que la dialectique féconde du don et du travail. Il sait que quelque
chose lui est donné, mais il sait aussi, il sait surtout son travail. Il se sent plus à l’aise pour parler
de son travail que des « grâces » prévenantes qui le visitent. Il sait qu’il lui faut rebrousser
laborieusement chemin pour retrouver ce qui lui a été donné en un éclair, comme une promesse.
Le travail de l’artiste « décompose » en quelque sorte l’extrême simplicité intuitive du moment
mystique dont nous avons parlé, mais afin de rendre l’acuité de ce moment à nouveau
saisissable et habitable, non seulement par lui-même, mais par les autres.
L’expérience mystique secrète son esthétique propre et proportionnée. Une mystique de
mauvais goût est impossible : l’indice même de l’authenticité de l’expérience, c’est le goût du
langage dont elle s’habille et dans lequel elle se communique. Il suffit de penser à la beauté tout
à fait spécifique des pages ardentes d’Augustin dans les Confessions, aux poèmes de Rûmi, aux
stances de Jean de la Croix. N’est-ce pas dans un poème amoureux que se dit, au cœur de la
Bible, l’expérience mystique, essentiellement amoureuse, ainsi que nous l’avons vu ? Chef
d’œuvre, le Cantique des cantiques est aussi une espèce de chef-lieu dans lequel toutes les
expériences mystiques particulières se donnent rendez-vous et retrouvent les mots dont elles
ont besoin pour se dire. Car l’élaboration du langage dans lequel se dit l’expérience mystique
est elle-même une expérience mystique. L’expérience advient en même temps que le langage
qui l’exprime, dans le langage même qui l’exprime. Si astreint qu’il soit au silence, par
définition, par nécessité, un mystique ne saurait être définitivement aphone ou apophatique. Un
mystique pour toujours aphone est impensable, impossible, étant donné que le langage est le
véhicule même par lequel l’expérience mystique va pouvoir prendre conscience d’elle-même
et s’ouvrir sur une communication, laquelle est sa destinée naturelle, « apostolique ». La vive
flamme s’allume dans le langage même qui l’exprime : il est probable, même, qu’elle
n’existerait pas sans lui... Le langage est le milieu de vie même de l’expérience. La beauté de
l’expérience est congénitale à la beauté du langage qui la traduit : elle en est la trace, autant que
la semence pour l’avenir. La beauté du langage n’est pas seulement la conséquence, le produit
de l’expérience : elle en est la condition, la matrice. C’est en tant que dite que l’expérience,
d’abord silencieuse, se consomme, s’authentifie, se partage, se pérennise.
Ajoutons pour finir, en guise de boutade (mais l’affaire est très sérieuse), que se déclarer
mystique, se décerner à soi-même le titre de mystique, c’est tout aussitôt cesser de l’être. L’on
ne saurait se déclarer propriétaire, ne fût-ce qu’un seul instant, de ce qui est foncièrement donné.
Ce serait de la dernière vulgarité. N’y a-t-il pas une preuve de la parenté qui relie l’artiste au
mystique dans le fait que le premier partage – devrait toujours partager –, sur son propre compte,
la même réticence que le second ? Car se toucher soi-même du nom d’artiste, c’est pareillement
cesser de l’être. L’artiste et le mystique fraternisent, en définitive, dans l’aveu de leur commune
pauvreté.