Marie de la Trinité (Paule
de Mulatier 1903-1980)
Marie de la Trinité est certainement une
grande mystique contemporaine, bien qu’encore peu connue. A sa mort, elle
laisse quelque 3000 pages de carnets spirituels, une abondante correspondance
avec sa supérieure, son directeur spirituel, des religieuses de sa
congrégation et sa famille. Il faudra donc du temps pour étudier cette
personnalité et son œuvre.
Paule de Mulatier est née à Lyon le 3
juillet 1903, dans une famille de la bourgeoisie lyonnaise, dernière d’une
famille de cinq filles et deux garçons. Après la perte d’un petit frère on
attendait un garçon. La famille la désigne sous le surnom masculin de Paulet.
Elle dira que son apparence est moins féminine que celle de ses sœurs, et
qu’en elle coexistent une mentalité de femme avec une mentalité d’homme.
Enfant maladive, elle peine à trouver sa
place dans la famille. Elle est confiée à des bonnes puis à des
institutrices, sa vie affective en souffre. Très tôt elle découvre la
prière comme une relation de présence à présence avec Dieu.
En 1918, l’aînée Marthe, entre chez les
clarisses, au bout de quelques jours elle est admise dans une clinique psychiatrique
où elle mourra seize ans plus tard. En 1919, Paule fait part à ses parents de
son désir d’entrer dans la vie religieuse. Le jeune âge de leur fille, le
triste destin de Marthe inquiètent les parents et le directeur spirituel de
Paule, le dominicain Jean-Marie Périer.
Dans l’attente de réaliser sa vocation,
Paule participe à la vie mondaine et sociale de son milieu : bals, concerts,
réunions d’amis, sports, voyages. Tout en restant active dans les œuvres de sa
paroisse : catéchismes, patronages, elle cultive ses dons pour la musique et
le dessin. Au cours des années 1927-1930, elle tient un journal spirituel.
Elle y témoigne d’un intense désir d’identification au Christ qu’elle veut
réaliser en entrant au Carmel. L’exemple de ses sœurs qui se marient et
fondent une famille ne détourne pas Paule de sa vocation, depuis l’enfance
elle se sait « choisie » par Dieu. Le père Périer trouve enfin une solution
à laquelle les parents consentent : l’entrée de Paule dans une congrégation apostolique
: les Dominicaines missionnaires des campagnes (DMC) qui ne sont, alors, qu’un
petit groupe de sœurs dirigées par une femme exceptionnelle Bernadette
Beauté, mère Marie de Saint-Jean. Paule, par obéissance à son directeur
participe à la retraite des sœurs. C’est au cours d’une prière de nuit (10 Ŕ
11 août 1929) qu’elle fait une expérience forte de l’amour trinitaire dans
une grâce fondamentale : la grâce in
sinuPatris.
Le 26 juin 1930 Paule entre dans la
Congrégation des Dominicaines missionnaires des campagnes. Pour être reconnue
officiellement, la congrégation doit présenter des constitutions précisant
son projet apostolique et sa règle de vie. Mère Saint Jean reconnait dans la
novice un esprit profondément religieux et un instrument de la Providence,
elle l’associe à la rédaction des constitutions. Les compagnes de mère Saint
Jean, qui ont partagé toutes les difficultés depuis la première heure,
s’inquiètent de l’influence de la nouvelle venue. Une situation aussi singulière
aura des conséquences pour l’intégration de Paule dans la communauté.
Monseigneur Feltin, alors évêque de
Troyes, approuve les Constitutions et les présente à Rome. De son côté, le
père Gillet, maître général de l’Ordre des Prêcheurs, en appréciera la
rédaction dont il loue l’esprit dominicain. Le 3 septembre 1932, la
congrégation reçoit son agrément canonique. Mgr Feltin nomme Marie de la
Trinité première assistante de la fondatrice.
Entre mère Saint-Jean et Marie de la Trinité
une relation très forte va se nouer qui se fortifiera dans les épreuves qui
surgissent entre ces deux formes de vocations : mère Saint-Jean tout ouverte
à l’action missionnaire, et Marie de la Trinité plus retirée dans la vie
d’oraison. Entre les deux femmes une très belle correspondance s’échangera
pendant quarante ans.
Marie de la Trinité fait profession
perpétuelle le 3 septembre 1935, avec le sentiment d’être infidèle à sa
vocation intérieure. Les années qui suivent sont très difficiles, maîtresse
des novices et première assistante, Marie est épuisée.
En 1941, le père Antonin Motte, jeune
provincial de la province dominicaine de France, devient le directeur spirituel
de Marie de la Trinité. Il obtiendra de la supérieure que Marie soit
soulagée d’une partie de ses charges pour se consacrer à l’oraison. Une
nouvelle grande grâce survient les 14-15 juin 1941. Marie fait l’expérience
du sacerdoce du Christ. La grâce de 1929 lui a donné la connaissance d’un amour trinitaire
dans lequel le Père est « Attraction », le Fils « Relation » et l’Esprit «
Étreinte ». La grâce de juin 1941 lui révèle que par « l’incorporation » au
Christ notre humanité participe à son sacerdoce qui nous réfère au Père et
nous met en mesure de recevoir le don de la Filiation.
Pour rendre compte à son directeur de ses
expériences de grâce et des lumières reçues à l’oraison, Marie remplira 35
carnets, soit près de 3250 pages, entre 1941 et 1946. Les thèmes principaux
sont la filiation et le sacerdoce. Par les lettres qu’elle écrit au père
Motte, nous connaissons les inextricables problèmes de conscience dans
lesquels elle se débat : crainte d’être dans l’illusion, inquiétude quant à
la mesure de la pénitence, le besoin de silence et de solitude mal compris de
ses compagnes. L’obéissance qui est sa règle la met en conflit de conscience
avec la fidélité à sa vocation contemplative.
En 1946, elle craque physiquement sous la
surcharge de travail et de responsabilités mais aussi parce qu’elle ne peut
plus assumer les contradictions où la met « sa vocation intérieure » au sein
d’une congrégation apostolique ; elle entre dans une « nuit spirituelle »
qu’elle appellera son « épreuve de Job »
Entre 1949 et 1959, sur le conseil du P.
Motte, Marie va vivre à Paris pour se soigner et s’éloigner de Flavigny où
sa présence indispose la nouvelle supérieure générale. Elle revient
régulièrement dans son couvent pour de courts séjours.
Elle fera tout pour guérir, en particulier
une psychanalyse de deux ans avec Lacan et un séjour volontaire en hôpital
psychiatrique où elle subira des traitements éprouvants. Elle racontera cette
expérience dans un récit écrit pour Lacan. A Paris, elle ne laisse pas
échapper les possibilités de formation : cours d’Écriture sainte, de
patristique, de grec et d’hébreu.
En 1956, guérie, elle entreprend une
formation de psychothérapeute : d’une part pour analyser l’épreuve qu’elle
vient de traverser et qu’elle définit comme névrose réactionnelle face aux
surcharges de travail et aux incompréhensions qu’elle eut à affronter de la
part de ses directeurs qui ne comprirent pas sa vocation particulière qu’elle
appelle sa « vocation au Père ». Par ses études de psychologie elle voulait
aussi venir en aide aux religieuses éprouvant des difficultés dans leur
vocation. Pendant deux ans, elle sera l’assistante du Pr. Cornelia Quarti à
Vaugirard.
En 1959, pourtant, elle revient à Flavigny,
auprès de mère Saint-Jean pour l’assister jusqu’à sa mort en 1969. Ses
dernières années à Flavigny elle les passe à la « cambuse » après le
départ des sœurs pour Luzarches en 1970. Malgré le cancer qui se déclare
(1970), elle dactylographie ses précieux carnets dont l’encre a pâli et
participe activement à la vie de la paroisse. Deux communautés intégristes
(les bénédictins lefebvristes et la communauté de l’abbé Coache) se sont
installées à Flavigny. La présence apaisante de Marie fait qu’il ne se
produit aucun trouble entre ces communautés et la paroisse dont elle est le
moteur, sachant impulser une vie spirituelle par l’initiation à la liturgie,
des groupes de lecture de l’évangile, des réunions pour les jeunes, exerçant
une influence discrète mais entraînante.
Elle meurt le 21 novembre 1980, jour de la
fête de la présentation de Marie au Temple.
La personnalité de Marie de la Trinité est
plutôt contrastée (les psychologues parlent de clivage) Ŕ par certains
aspects c’est une femme forte qui va prendre une part active à la fondation
des DMC, mais c’est aussi une femme fragile qui doute terriblement d’elle-même
en ce qui concerne sa voie spirituelle. En fait, elle avait une vie cachée
connue seulement de sa supérieure mère Saint-Jean et de son directeur
spirituel le père Antonin Motte. Elle connut, malgré les diverses charges de
gouvernement qui lui furent imposées, une vie d’oraison intense où elle
recevait des lumières qu’elle s’efforçait ensuite de mettre en mots dans ses
35 petits carnets qui n’ont été connus qu’après sa mort. La vie mystique de
Marie de la Trinité est jalonnée de grâces qui toutes ont trait aux dons de
filiation et de sacerdoce. Marie nous enseigne que le sacerdoce fait de nous
des « ouvriers » alors que l’esprit filial fait de nous des « fils ». Il lui
fut dit un jour : « Je
ne te choisis pas pour expier le mal, mais pour suppléer au bien qui manque.
Car il y a des paraboles d'ouvriers, et des paraboles de festins ; et toi, Je
t'ai choisie pour celles de festins. Car les ouvriers le sont du Verbe, mais le
festin, c'est dans le Verbe que Je l'ai préparé, pour Moi-même. » Elle reçoit la certitude qu’elle n’a pas été
choisie pour « expier le
mal, mais pour suppléer au bien qui manque. » Car, lui est-il dit, «
c'est plus facilement qu'on trouve des ouvriers pour travailler, que des
enfants pour festoyer. » (5 mars 1943,
carnet 23, p. 2124/1259)