jeudi 9 mars 2017

"Déambulations Mystiques" : ci-dessous, le texte de la très belle conférence du Père Eric de Clermont-Tonnerre sur Marie de La Trinité (donnée à Angoulême, au presbytère de la paroisse protestante le 24 février)

                                             
                      
Marie de la Trinité (Paule de Mulatier 1903-1980) 
Une mystique pour notre temps




Marie de la Trinité est certainement une grande mystique contemporaine, bien qu’encore peu connue. A sa mort, elle laisse quelque 3000 pages de carnets spirituels, une abondante correspondance avec sa supérieure, son directeur spirituel, des religieuses de sa congrégation et sa famille. Il faudra donc du temps pour étudier cette personnalité et son œuvre.

Paule de Mulatier est née à Lyon le 3 juillet 1903, dans une famille de la bourgeoisie lyonnaise, dernière d’une famille de cinq filles et deux garçons. Après la perte d’un petit frère on attendait un garçon. La famille la désigne sous le surnom masculin de Paulet. Elle dira que son apparence est moins féminine que celle de ses sœurs, et qu’en elle coexistent une mentalité de femme avec une mentalité d’homme.

Enfant maladive, elle peine à trouver sa place dans la famille. Elle est confiée à des bonnes puis à des institutrices, sa vie affective en souffre. Très tôt elle découvre la prière comme une relation de présence à présence avec Dieu.

En 1918, l’aînée Marthe, entre chez les clarisses, au bout de quelques jours elle est admise dans une clinique psychiatrique où elle mourra seize ans plus tard. En 1919, Paule fait part à ses parents de son désir d’entrer dans la vie religieuse. Le jeune âge de leur fille, le triste destin de Marthe inquiètent les parents et le directeur spirituel de Paule, le dominicain Jean-Marie Périer.

Dans l’attente de réaliser sa vocation, Paule participe à la vie mondaine et sociale de son milieu : bals, concerts, réunions d’amis, sports, voyages. Tout en restant active dans les œuvres de sa paroisse : catéchismes, patronages, elle cultive ses dons pour la musique et le dessin. Au cours des années 1927-1930, elle tient un journal spirituel. Elle y témoigne d’un intense désir d’identification au Christ qu’elle veut réaliser en entrant au Carmel. L’exemple de ses sœurs qui se marient et fondent une famille ne détourne pas Paule de sa vocation, depuis l’enfance elle se sait « choisie » par Dieu. Le père Périer trouve enfin une solution à laquelle les parents consentent : l’entrée de Paule dans une congrégation apostolique : les Dominicaines missionnaires des campagnes (DMC) qui ne sont, alors, qu’un petit groupe de sœurs dirigées par une femme exceptionnelle Bernadette Beauté, mère Marie de Saint-Jean. Paule, par obéissance à son directeur participe à la retraite des sœurs. C’est au cours d’une prière de nuit (10 Ŕ 11 août 1929) qu’elle fait une expérience forte de l’amour trinitaire dans une grâce fondamentale : la grâce in sinuPatris.

Le 26 juin 1930 Paule entre dans la Congrégation des Dominicaines missionnaires des campagnes. Pour être reconnue officiellement, la congrégation doit présenter des constitutions précisant son projet apostolique et sa règle de vie. Mère Saint Jean reconnait dans la novice un esprit profondément religieux et un instrument de la Providence, elle l’associe à la rédaction des constitutions. Les compagnes de mère Saint Jean, qui ont partagé toutes les difficultés depuis la première heure, s’inquiètent de l’influence de la nouvelle venue. Une situation aussi singulière aura des conséquences pour l’intégration de Paule dans la communauté.

Monseigneur Feltin, alors évêque de Troyes, approuve les Constitutions et les présente à Rome. De son côté, le père Gillet, maître général de l’Ordre des Prêcheurs, en appréciera la rédaction dont il loue l’esprit dominicain. Le 3 septembre 1932, la congrégation reçoit son agrément canonique. Mgr Feltin nomme Marie de la Trinité première assistante de la fondatrice.

Entre mère Saint-Jean et Marie de la Trinité une relation très forte va se nouer qui se fortifiera dans les épreuves qui surgissent entre ces deux formes de vocations : mère Saint-Jean tout ouverte à l’action missionnaire, et Marie de la Trinité plus retirée dans la vie d’oraison. Entre les deux femmes une très belle correspondance s’échangera pendant quarante ans.

Marie de la Trinité fait profession perpétuelle le 3 septembre 1935, avec le sentiment d’être infidèle à sa vocation intérieure. Les années qui suivent sont très difficiles, maîtresse des novices et première assistante, Marie est épuisée.

En 1941, le père Antonin Motte, jeune provincial de la province dominicaine de France, devient le directeur spirituel de Marie de la Trinité. Il obtiendra de la supérieure que Marie soit soulagée d’une partie de ses charges pour se consacrer à l’oraison. Une nouvelle grande grâce survient les 14-15 juin 1941. Marie fait l’expérience du sacerdoce du Christ. La grâce de 1929 lui a donné la connaissance d’un amour trinitaire dans lequel le Père est « Attraction », le Fils « Relation » et l’Esprit « Étreinte ». La grâce de juin 1941 lui révèle que par « l’incorporation » au Christ notre humanité participe à son sacerdoce qui nous réfère au Père et nous met en mesure de recevoir le don de la Filiation.

Pour rendre compte à son directeur de ses expériences de grâce et des lumières reçues à l’oraison, Marie remplira 35 carnets, soit près de 3250 pages, entre 1941 et 1946. Les thèmes principaux sont la filiation et le sacerdoce. Par les lettres qu’elle écrit au père Motte, nous connaissons les inextricables problèmes de conscience dans lesquels elle se débat : crainte d’être dans l’illusion, inquiétude quant à la mesure de la pénitence, le besoin de silence et de solitude mal compris de ses compagnes. L’obéissance qui est sa règle la met en conflit de conscience avec la fidélité à sa vocation contemplative.

En 1946, elle craque physiquement sous la surcharge de travail et de responsabilités mais aussi parce qu’elle ne peut plus assumer les contradictions où la met « sa vocation intérieure » au sein d’une congrégation apostolique ; elle entre dans une « nuit spirituelle » qu’elle appellera son « épreuve de Job »

Entre 1949 et 1959, sur le conseil du P. Motte, Marie va vivre à Paris pour se soigner et s’éloigner de Flavigny où sa présence indispose la nouvelle supérieure générale. Elle revient régulièrement dans son couvent pour de courts séjours.

Elle fera tout pour guérir, en particulier une psychanalyse de deux ans avec Lacan et un séjour volontaire en hôpital psychiatrique où elle subira des traitements éprouvants. Elle racontera cette expérience dans un récit écrit pour Lacan. A Paris, elle ne laisse pas échapper les possibilités de formation : cours d’Écriture sainte, de patristique, de grec et d’hébreu. 

En 1956, guérie, elle entreprend une formation de psychothérapeute : d’une part pour analyser l’épreuve qu’elle vient de traverser et qu’elle définit comme névrose réactionnelle face aux surcharges de travail et aux incompréhensions qu’elle eut à affronter de la part de ses directeurs qui ne comprirent pas sa vocation particulière qu’elle appelle sa « vocation au Père ». Par ses études de psychologie elle voulait aussi venir en aide aux religieuses éprouvant des difficultés dans leur vocation. Pendant deux ans, elle sera l’assistante du Pr. Cornelia Quarti à Vaugirard.

En 1959, pourtant, elle revient à Flavigny, auprès de mère Saint-Jean pour l’assister jusqu’à sa mort en 1969. Ses dernières années à Flavigny elle les passe à la « cambuse » après le départ des sœurs pour Luzarches en 1970. Malgré le cancer qui se déclare (1970), elle dactylographie ses précieux carnets dont l’encre a pâli et participe activement à la vie de la paroisse. Deux communautés intégristes (les bénédictins lefebvristes et la communauté de l’abbé Coache) se sont installées à Flavigny. La présence apaisante de Marie fait qu’il ne se produit aucun trouble entre ces communautés et la paroisse dont elle est le moteur, sachant impulser une vie spirituelle par l’initiation à la liturgie, des groupes de lecture de l’évangile, des réunions pour les jeunes, exerçant une influence discrète mais entraînante.

Elle meurt le 21 novembre 1980, jour de la fête de la présentation de Marie au Temple.


La personnalité de Marie de la Trinité est plutôt contrastée (les psychologues parlent de clivage) Ŕ par certains aspects c’est une femme forte qui va prendre une part active à la fondation des DMC, mais c’est aussi une femme fragile qui doute terriblement d’elle-même en ce qui concerne sa voie spirituelle. En fait, elle avait une vie cachée connue seulement de sa supérieure mère Saint-Jean et de son directeur spirituel le père Antonin Motte. Elle connut, malgré les diverses charges de gouvernement qui lui furent imposées, une vie d’oraison intense où elle recevait des lumières qu’elle s’efforçait ensuite de mettre en mots dans ses 35 petits carnets qui n’ont été connus qu’après sa mort. La vie mystique de Marie de la Trinité est jalonnée de grâces qui toutes ont trait aux dons de filiation et de sacerdoce. Marie nous enseigne que le sacerdoce fait de nous des « ouvriers » alors que l’esprit filial fait de nous des « fils ». Il lui fut dit un jour : « Je ne te choisis pas pour expier le mal, mais pour suppléer au bien qui manque. Car il y a des paraboles d'ouvriers, et des paraboles de festins ; et toi, Je t'ai choisie pour celles de festins. Car les ouvriers le sont du Verbe, mais le festin, c'est dans le Verbe que Je l'ai préparé, pour Moi-même. » Elle reçoit la certitude qu’elle n’a pas été choisie pour « expier le mal, mais pour suppléer au bien qui manque. » Car, lui est-il dit, « c'est plus facilement qu'on trouve des ouvriers pour travailler, que des enfants pour festoyer. » (5 mars 1943, carnet 23, p. 2124/1259)